Photo © Brian Hartley

Yama, Damien Jalet

Par Wilson Le Personnic

Publié le 20 décembre 2017

Danseur et chorégraphe franco-belge, Damien Jalet développe depuis plus de vingt ans une œuvre puissante et indisciplinée, à la croisée de la danse, des arts plastiques, du théâtre et de la musique. Nourri par les rituels animistes, les forces telluriques et les mythologies du monde entier, il explore l’instinct vital du corps en mutation, oscillant sans cesse entre abandon et maîtrise extrême. Fasciné par l’énergie primitive de la nature, il inscrit la danse dans des environnements spectaculaires qui transfigurent l’espace scénique.

Aujourd’hui artiste associé au Théâtre National de Bretagne, il y présente Yama, fresque visuelle habitée par neuf interprètes du Scottish Dance Theater. Voyageur infatigable à l’écoute de son environnement, le chorégraphe construit ici une œuvre saisissante, nourrie par ses nombreuses rencontres au Japon et à Bali, deux territoires dont il affectionne la relation ancestrale aux forces invisibles et aux esprits de la nature. Dans cette pièce, Damien Jalet invite le spectateur à une ascension sensorielle et cérémonielle, à travers un univers aussi minéral que mystique.

Avec Yama, Damien Jalet s’inspire directement des rites de passage et des pratiques animistes liés aux montagnes sacrées. « Au Japon, les montagnes sont perçues comme des espaces de renaissance », explique-t-il. Lors de ses ascensions dans les montagnes de Tohoku, il rencontre les Yamabushis, moines ascètes perpétuant des rituels ancestraux. Il évoque également ses immersions à Bali, où la transe relie les danseurs aux forces divines. Ce tissage entre croyances japonaises, balinaises et écossaises – terres volcaniques marquées par l’invisible – constitue le socle de Yama, que Jalet conçoit comme un rituel de transformation collective.

Posée sur une plateforme blanche dessinée par l’artiste américain Jim Hodges, la chorégraphie s’épanouit dans un espace restreint, troué d’un profond cratère central. Ce gouffre, qui aspire peu à peu les danseurs, évoque autant un sommet volcanique qu’un passage vers l’au-delà. Inspiré par le film Onibaba de Kaneto Shindô, Damien Jalet utilise ce cercle noir comme un vortex dramatique, condensant la tension dans un espace resserré. Conjuguant la fragilité des équilibres et la puissance du mouvement, la danse épouse une écriture millimétrée, au bord du vide.

La physicalité intense des interprètes est portée par la bande-son oppressante de Winter Family et magnifiée par les costumes de Jean-Paul Lespagnard. Dans un premier temps, les corps deviennent des créatures hybrides, dissimulées sous des perruques de poils de chèvre inspirées de la figure balinaise de Rangda. Plus tard, les danseurs apparaissent revêtus de costumes rayés qui, au gré de leurs ondulations, génèrent d’étranges illusions optiques. Le souffle haletant, les silhouettes s’arc-boutent, trébuchent, se relèvent, dans une dernière séquence sacrificielle qui scelle l’énergie tellurique libérée par la pièce.

Fort de ces tableaux d’une beauté à la fois sauvage et raffinée, Yama confirme le talent de Damien Jalet à inventer des performances ambitieuses et transdisciplinaires. À l’instar de Skid (danse sur une pente inclinée) ou Vessel (corps et matières en fusion sur un plateau d’eau), Yama illustre son art singulier : celui d’une danse organique, sculpturale et viscérale, qui interroge nos liens profonds avec le vivant.

Vu au Théâtre National de Bretagne. Photo Brian Hartley.