Photo © Jamie North

Xavier Le Roy, Sans Titre

Par Céline Gauthier

Publié le 15 avril 2019

Créé en 2014 au Théâtre de la Cité Internationale, Sans titre de Xavier Le Roy clôt la rétrospective qui lui est consacrée au Centre national de la danse à Pantin. Performance physique autant que discursive, le solo se déploie en un vertigineux trompe-l’œil perceptif et scénographique qui met à nu les conditions de représentation d’une œuvre de danse. 

Sous la forme d’un triptyque, Xavier le Roy interroge la pertinence des seuils qui régissent la cohabitation dans un même espace – la salle de théâtre – des gradins et du plateau. En guise de spectacle, la pièce s’ouvre par une conférence fictive lors de laquelle il feint l’amnésie pour susciter la prise de parole de l’auditoire : sa silhouette dégingandée, son sourire faussement gêné, sa voix monocorde mais parfaitement assurée viennent défier la curiosité du public et épuiser toute tentative d’assignation. Le programme remis avec le billet d’entrée, la feuille de salle distribuée à l’orée de la salle constituent autant de faux indices disséminés dans le parcours du spectateur : le titre de la pièce n’en est pas un, le nom du chorégraphe est relayé par des instances fictives. Au monologue factice succède un silence long et pensant, chargé d’attentes, comme s’il s’agissait de suspendre nos désirs autant que de les entretenir. 

Les ténèbres suggèrent l’impression diffuse de la présence de formes sur le plateau : le trio annoncé est composé de masses sombres et immobiles, qu’on croit pourtant voir agitées de micro-mouvements posturaux sûrement attribuables à l’inhabileté du regard à discerner l’irrégularité des lignes, dans la pénombre. En fond de scène, deux silhouettes luttent en silence : elles sont tant entremêlées qu’on ne sait qui bouge l’autre, et si l’on perçoit par instant le membre initiateur du mouvement il demeure impossible de distinguer comment il s’extrait de cette créature hybride. Danseur et poupée de chiffon sont vêtus d’un même costume de tissu gris et mou, d’où émerge le ressac d’une respiration étouffée par une capuche qui dissimule le visage. Leurs deux corps semblent pourtant inertes, seulement mus par le déplacement des forces gravitaires : un bras glisse et entraîne le poids de l’épaule, la main retombe mollement au sol, d’un bruit mat. Avec Sans Titre, Xavier le Roy invite à reconsidérer les lignes de partage entre prémices et incidences d’une impulsion gestuelle. 

Le corps du danseur se libère de l’emprise du duo par une lente ondulation : allongé sur le flanc, son épaule supérieure se soulève avec difficulté et cambre les lombaires ; en s’abaissant elle s’affaisse dans le sternum qui se répand en remous et glisse sur le sol. Une reptation silencieuse et sournoise autant que vulnérable puisque le danseur est dominé par un pantin suspendu depuis les cintres ; c’est pourtant sa frêle silhouette qui le manipule. La marionnette prend vie, gracieuse et aérienne, alors même que le faisceau des projecteurs permet de distinguer le trajet des ficelles qui l’animent : reliées aux articulations du danseur, elles longent le sol puis disparaissent dans les coulisses pour diriger le pantin. Entre illusions perceptives et exhibition des artifices scéniques qui les produisent, la pièce délimite des zones d’indétermination paradoxales, entre et à travers les corps : comme un lointain écho à Self Unfinished (1999), la corporéité siamoise se disloque par l’isolation des segments articulaires, s’essaie à la quadrupédie et se scinde finalement par une marche amblée. La scène résonne d’un cri rauque et métallique, d’assignation indécise : grincement d’une mécanique rouillée, gémissement de douleur ou râle inarticulé qui se propage dans la silhouette disloquée ? 

Vu au Centre national de la danse à Pantin. Conçu et interprété par Xavier le Roy, direction technique Bruno Moinard, réalisation des mannequins Coco Petitpierre. Assistante répétitions Scarlet Yu. Photo © Jamie North.