Par Wilson Le Personnic
Publié le 28 octobre 2014
À chaque spectacle, Peeping Tom façonne des espaces suspendus, là où le réel cède sous la pression de l’étrange : une pièce noyée sous la terre (Le Sous-sol), un champ de neige jonché de caravanes (32 rue Vandenbranden), une vaste demeure bourgeoise (À Louer). Avec Vader, premier volet d’une trilogie familiale, l’univers surréaliste du collectif bruxellois investit une maison de retraite pour sonder la figure du père.
Créé avec huit interprètes de la compagnie, dont l’incroyable Leo De Beul âgé de 76 ans, et une dizaine de comédiens amateurs, Vader se déploie comme un rêve éveillé où l’hyperréalisme bascule sans cesse dans l’irrationnel. De longs voilages blancs, jaunis par le temps, encadrent un plateau aux murs verts décrépis et au sol recouvert de moquette rouge défraîchie. Cet espace à la fois familier et décalé figure la grande salle commune d’une maison de retraite. Dans le fond, une estrade deviendra le théâtre d’étonnantes rencontres musicales entre musiciens du troisième âge et jeunes chanteurs pour septuagénaires.
Comme souvent avec Peeping Tom, les tableaux chorégraphiques mettent en lumière des corps qui se contorsionnent, se dérobent à la gravité, se heurtent à l’invisible et flirtent avec l’indicible. Composé de scènes tirées du quotidien, Vader tisse les histoires individuelles pour composer le portrait d’une génération encadrée, bridée, ballottée entre désirs d’évasion et souvenirs d’antan. Les seniors-amateurs retrouvent ici une seconde jeunesse, mais le passé ressurgit pour rattraper ce doux rêve d’insouciance, notamment lorsque les enfants réapparaissent, le temps de visites aussi furtives que maladroites.
Figures polymorphes, les danseurs de la compagnie incarnent plusieurs identités : infirmiers, agents d’entretien, chanteurs, visiteurs, aide-soignants. Chaque apparition semble tirer un fil de mémoire ou d’oubli. Les situations mémorables s’enchaînent, comme cette surprenante séquence où la comédienne Marie Gyselbrecht agite une perche-balai au-dessus des spectateurs des premiers rangs, ou lorsque Leo De Beul joue et chante au piano, entouré de groupies du troisième âge, dans une scène aussi tendre qu’absurde. À travers cette galerie d’instants suspendus, Peeping Tom brouille les frontières entre le réel et l’imaginaire, laissant éclore un monde où l’absurde révèle la poésie cachée du quotidien.
À la fois tendre et cruel, poétique et grinçant, Vader confirme encore une fois le talent et la créativité du duo Gabriela Carrizo et Franck Chartier, qui poursuivent leur exploration des marges de l’existence avec une justesse bouleversante. Dans cet entrelacs d’images et de sensations, la compagnie redonne au théâtre son pouvoir d’émerveillement, d’inquiétude et de rêve. Vader étreint le spectateur, le laisse à demi-suspendu entre deux mondes, là où l’ombre des souvenirs danse encore avec les vivants.
Vu au KVS à Bruxelles. Photo Herman Sorgeloos.
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