Photo Patrick Imbert

Tordre, Rachid Ouramdane

Par Wilson Le Personnic

Publié le 8 février 2016

Duo solitaire, soli dédoublé, Tordre est une pièce née de deux rencontres essentielles : celles des danseuses Lora Juodkaite et Annie Hanauer avec Rachid Ouramdane. Vêtues de noir, ces deux figures singulières, compagnonnes de route du chorégraphe, partagent pour la première fois un même plateau. On se souvient des tournoiements infinis de Lora Juodkaite dans Des témoins ordinaires (2009) et Sfumato (2012), ou du geste si particulier d’Annie Hanauer dans Polices! (2013), danseuse américaine que Rachid Ouramdane avait rencontrée en 2011 lors de la création de Looking Back pour la Candoco Dance Company, troupe réunissant danseurs valides et porteurs de handicap. D’emblée, Tordre s’annonce comme un double portrait délicat, où le corps affirme d’autres formes de présence.

Pluie et brouillard dans Sfumato, costumes éclatants dans Polices! : avec Tordre, l’univers du chorégraphe opère une rupture esthétique radicale. Le plateau, entièrement blanc et immaculé, devient un véritable écrin d’abstraction. Deux mobiles noirs, semblables à des perchoirs géants, planent à différentes hauteurs, tandis qu’un ventilateur posé au sol trace silencieusement une courbe. Ce dispositif, à la fois épuré et énigmatique, prolonge le motif central de la pièce : la rotation. À rebours de ses œuvres documentaires, Ouramdane fait ici de la danse elle-même un témoignage sensible, explorant l’altérité corporelle sans recours au récit, dans un espace conçu pour amplifier les singularités.

Équipée d’une prothèse à la place du bras gauche, Annie Hanauer anime ses mouvements dans un silence vibrant, avant que ses gestes fragiles et amples n’entrent en résonance avec la voix de Nina Simone chantant Feelings. Dans une image suspendue, elle finit par s’allonger sur une branche du mobile, comme flottant à quelques centimètres du sol. De son côté, Lora Juodkaite, véritable derviche moderne, tourbillonne avec une intensité vertigineuse, évoquant une patineuse solitaire sur un lac de glace. « Je n’ai plus besoin de me cacher pour tourner, c’est comme regarder le paysage défiler par la fenêtre d’un train en marche », confie-t-elle, tandis que les ombres de ses bras croisent celles du mobile tournoyant au-dessus d’elle. La giration n’est plus un motif spectaculaire : elle devient un état d’être, un geste vital.

Ce diptyque chorégraphique confronte deux corps traversés par leur histoire, leurs fractures et leur capacité de résilience. Tordre oscille entre présence et absence, spectaculaire et infra-ordinaire, tissant un dialogue invisible entre deux humanités vulnérables et puissantes. Dans cette conversation silencieuse entre deux corps exposés, Ouramdane sculpte un espace sensible où le geste devient l’écho d’une traversée intérieure. Avec Tordre, il signe une œuvre d’une délicatesse rare, à la fois fragile et déterminée, qui tord doucement notre regard sur le corps dansant, jusqu’à révéler l’intime sous l’apparence.

Vu au Centre des Arts à Enghien les Bains. Photo Patrick Imbert.