Par François Maurisse & Wilson Le Personnic
Publié le 22 mai 2017
Si beaucoup de spectacles commencent dans l’obscurité, le noir du plateau revêt ici d’une signification particulière. Avec Sleep Technique, la compagnie italienne Dewey Dell convoque une nuit première, antérieure à toute image, à toute narration. Inspirée par la grotte Chauvet, sanctuaire de l’art pariétal redécouvert en 1994 après des millénaires d’oubli, cette création traverse les ténèbres à la recherche d’une mémoire enfouie, préhumaine, presque minérale.
Formée à la STOA de Cesena, école fondée par Romeo Castellucci, la compagnie, menée par Teodora, Demetrio et Agata Castellucci, aux côtés d’Eugenio Resta, explore depuis 2007 les zones poreuses entre danse, théâtre et arts visuels. Présentée pour la première fois en France au T2G dans le cadre du cycle Italiani a Parigi, cette nouvelle pièce s’inscrit dans une continuité radicale de recherche formelle et sensorielle.
Lorsque la lumière survient, elle ne révèle qu’un fragment d’espace. Un sol en légère ondulation, un plafond oppressant, une ouverture béante au fond du plateau : c’est un monde caverneux, clos, silencieux, que le spectateur découvre comme un intrus. Des projections discrètes signalent les noms des différentes salles de la grotte (Salle du Crâne, Galerie du Cierge…), comme pour baliser un itinéraire invisible, souterrain, intérieur.
Quatre corps casqués, encordés, surgissent du noir comme d’un inconscient collectif. Ils rampent, ondulent, sont avalés ou expulsés par cette topographie obscure. L’espace devient frontière mouvante entre veille et sommeil, entre animalité et abstraction, entre apparition et disparition. Chaque passage d’un corps devient un effacement, une trace de passage plus qu’un acte lisible. Comme les fresques préhistoriques, les gestes restent muets, mais traversés par un élan archaïque.
Le travail sonore, ample et organique, est l’un des points forts de la proposition. On y entend vibrer la matière, résonner la terre, monter une angoisse sourde. Le moindre souffle s’amplifie, chaque musique (Gershwin, Vivaldi recomposé) devient une nappe mouvante enveloppant les corps. Cette densité sonore donne à chaque séquence une texture presque tactile, comme si l’on touchait le spectacle plutôt qu’on ne le regardait.
La danse, elle, oscille entre immobilité rituelle et secousses viscérales. Sculpturaux, les interprètes s’offrent comme images mouvantes, statues vibrantes. Leurs déplacements s’apparentent à une archéologie du geste, à une invocation d’énergies anciennes, souvent plus expressives que réellement chorégraphiées. On pense à certaines figures de Pina Bausch, à des visions d’Alechinsky ou de Bosch, où l’humain est toujours en train de se métamorphoser.
Avec Sleep Technique, le collectif Dewey Dell signe une puissante proposition scénique qui, malgré un déluge d’effets visuels et sonores spectaculaire, peine à dépasser le simple tour de force. Tout semble pensé, composé, minutieux, et pourtant, quelque chose résiste. Le lien avec la grotte Chauvet, pourtant riche en résonances anthropologiques, se dilue dans une abstraction un peu sèche. La pièce semble éviter tout surgissement poétique, là où les fresques muettes de la caverne en étaient pourtant chargées. Reste une expérience sensorielle dense, troublante, parfois saisissante, mais qui laisse au seuil d’un mystère qu’elle ne fait qu’effleurer.
Vu au T2G – Théâtre de Gennevilliers. Photo John Nguyen.
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