Photo Samuel Rubio

Angelica Liddell, théâtre de l’extase et de la douleur

Par Wilson Le Personnic

Publié le 17 novembre 2015

Débuté l’an dernier avec You Are My Destiny, pièce autour du viol de Lucrèce, Angélica Liddell achève aujourd’hui son Cycle des résurrections, vaste trilogie qu’elle définit comme « un voyage vers la lumière à travers les ténèbres ». Figure centrale d’un théâtre radical et viscéral, la metteuse en scène, comédienne et auteure électrise chaque plateau qu’elle investit, forgeant depuis plus de vingt ans une œuvre devenue incontournable depuis La Casa de la Fuerza, choc du Festival d’Avignon 2010, et désormais plébiscitée chaque saison à l’Odéon.

Intitulée Primera carta de San Pablo a los Corintios. Cantata BWV 4, Christ lag in Todesbanden. Oh, Charles!, la nouvelle création de Liddell puise dans un thème obsessionnel de son œuvre : l’amour et le sacré. Un grand tissu rouge carmin plissé recouvre le plateau, véritable écrin inondé par une coulée de sang imaginaire. En fond de scène, trône une reproduction monumentale de La Vénus d’Urbino de Titien, sur laquelle viennent se superposer des projections de textes, tandis qu’au tout début du spectacle, une photo sans légende révèle bientôt le visage du gourou Charles Manson.

L’ossature du spectacle repose sur trois grandes lettres : celle de Marta à Tomas dans Les Communiants (1962) d’Ingmar Bergman, l’Épître de Saint Paul aux Corinthiens, et La Lettre de la Reine du Calvaire au Grand Amant signée Liddell elle-même. Les textes sacrés fusionnent avec les mots de Liddell, faisant surgir une exploration sensible et sauvage de la violence amoureuse. Sans trame narrative linéaire, la pièce enchaîne des tableaux où se croisent figures mystiques et icônes profanes, formant un réseau dense d’images et d’émotions.

À l’instar de ses précédentes œuvres, Primera carta déploie son lot d’images marquantes : femmes nues aux crânes rasés (réminiscences des « filles » de Charles Manson) chevauchant des poutres tombées du ciel ; apparition d’un Christ doré, nu, dont le sang sera recueilli sous nos yeux dans une mise en scène saisissante ; sacrifice rituel de cheveux coupés à grands ciseaux. Ces visions ritualisées, parfois insoutenables, prolongent la quête mystique et violente de l’artiste, flirtant toujours avec les limites du théâtre et de la performance.

Angélica Liddell continue d’éprouver son art dans l’épuisement et la transe, comme elle l’a fait en se scarifiant (La Casa de la Fuerza), en vomissant (You Are My Destiny), ou en livrant des monologues asphyxiés (Todo el cielo sobre la tierra). Ici encore, elle repousse ses limites, mais l’effet de sidération se dilue quelque peu par répétition. Primera carta, tout en déployant de fulgurants moments de grâce, résonne avec moins de force que ses créations précédentes. Un rendez-vous troublant et singulier, mais qui laisse aussi entrevoir l’usure d’une forme désormais familière.

Vu à l’Odéon – Théâtre de l’Europe. Photo Samuel Rubio.