Par Céline Gauthier
Publié le 30 mai 2019
Pour clore sa saison, le Ballet de Lorraine propose à l’Opéra de Nancy une « soirée acoustique », composée de deux courtes pièces. For Four Walls, de Petter Jacobsson et Thomas Caley, offre au maître Cunningham un hommage composé avec épure et grâce, d’après la pièce éponyme pour piano et voix seule de John Cage. Jour de colère, la dernière création d’Olivia Granville, lui répond avec fougue, en insufflant une fièvre électrique chez les danseurs de la compagnie.
Les quatre murs de Cage sont ici matérialisés par des miroirs disposés en oblique, en fond de scène : ils enclosent et réduisent l’espace scénique autant qu’ils le dilatent vers le public, en réfléchissant les silhouettes et démultipliant les gestes des danseurs. Ceux-ci exécutent une partition rigoureuse de lignes et de diagonales qui traversent le plateau : l’entrecroisement de leurs déplacements sans cesse réunit ou diffracte le groupe. Scrutant leur masse compacte ou franchissant d’un coup d’œil des intervalles inoccupées, le spectateur éprouve la dispersion de son propre regard, à l’intersection de ces directions multiples dans l’espace comme dans les corporéités des danseurs. Mises en lumière par la simplicité de la gamme gestuelle, puisée dans le registre académique, elles apparaissent scindées à l’entour du diaphragme : des sauts de chat sursautés s’achèvent en demi tours cambrés, les promenades arabesques sont conclues par une pirouette fouettée. Les silhouettes s’enroulent en spirales, le buste et les épaules déployés mais les hanches en torsion tandis que la nuque est saisie d’une impulsion contrariée. En bordure de scène, la pianiste rehausse cette diffraction en composant l’esquisse d’une mélodie intermittente de notes isolées ou d’accords répétés, vite interrompus dans un doux staccato. Ces sonorités écourtées, sans résonance, semblent pourtant habiter le silence qui les encadre : la suspension entre deux notes créé l’atmosphère propice à ce que les danseurs s’appuient sur la cadence musicale pour y déposer des accents toniques. L’architecture du plateau semble ainsi modulée par la succession de lumière crue, de clair-obscur et de contre-jour : à la manière d’un exercice de style très pictural, sobrement vêtus de tons gris ou blanc cassé, les danseurs livrent une performance ascétique. Quelquefois s’esquisse pourtant les prémisses d’une fougue encore contenue, prête à se déployer dans Jour de Colère.
Avec la troupe nancéenne, Olivia Grandville lance alors un « appel au soulèvement de la jeunesse », porté par les sonorités minimalistes de l’Evil Nigger de Julius Eastman pour guitare électrique et piano. Une litanie aigre et cinglante, prélude à l’irruption des danseurs. Vêtus de survêtement et de k-way colorés aux capuches resserrées sur leur visage, ils surgissent en écartant les lanières de tissu des longs rideaux disposés en avant-scène. Leurs vingt-et-une silhouettes athlétiques à la démarche chaloupée et menaçante, les paumes tendues face à nous, semblent ourdir une revendication muette.
La rigidité de leur stature est entretenue jusque sur scène par un puissant gainage musculaire, ostensiblement exécuté en fond de plateau. En résulte une tonicité paradoxale, qui sculpte les corps autant qu’elle affine leur élasticité. Absorbés par un agile parcours du combattant, les danseurs rampent avec souplesse, semblant effleurer le sol sans jamais s’y déposer tout à fait. Cette trivialité esthétisée contraste avec la virtuosité de tours fouettés et de sauts fulgurants : la démonstration acrobatique pourtant cède le pas à l’expression d’une décharge d’énergie furtive, trop longtemps contenue et brusquement libérée. Ils semblent s’arracher au sol comme on échappe à une menace : malgré les nombreuses entrées et sorties des danseurs, le plateau constitue un huis clos anxiogène, entretenu par la structure chorégraphique cyclique où chaque danseur exécute en boucle la même courte séquence gestuelle. L’élévation progressive des rideaux dégage le regard et adoucit l’atmosphère suffocante : les danseurs convergent et s’accordent pour composer collectivement une figure puis s’éloignent de nouveau. Electrons libres à la gestuelle affirmée, ils incarnent une cacophonie minutieusement orchestrée. Jour de colère joue avec ardeur de la propagation centrifuge des flux d’énergie, tour à tour empressée ou jubilatoire et communicative. La mise au diapason des tonicités individuelles serait-elle ici le préambule à la convergence des luttes ?
Vu à l’Opéra national de Lorraine de Nancy. Photo © Laurent Philippe.