Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 7 avril 2016
Avec Orphelins de Dennis Kelly, Chloé Dabert signe un huis clos brûlant qui met à nu nos peurs, nos contradictions, et notre rapport à la violence. Entre thriller psychologique et tragédie intime, la metteuse en scène explore un texte dense, syncopé, qui interroge sans relâche la responsabilité individuelle et la loyauté familiale.
Ce n’est pas la première fois que tu adaptes une pièce de Dennis Kelly. Qu’est-ce qui t’attire autant dans son écriture ?
L’écriture de Dennis Kelly a quelque chose de profondément viscéral, presque organique, tout en restant d’unegrande maîtrise formelle. C’est un théâtre d’acteurs, mais aussi un théâtre du rythme, de la tension, du trouble. Il sait créer un espace où l’humour affleure même dans les situations les plus dures, ce qui rend ses textes très singuliers. Il ne tombe jamais dans le didactisme : il met en place des situations extrêmes, mais ne cherche pas à nous dire ce qu’il faut penser. Ce qui me touche aussi, c’est la diversité des registres qu’il traverse. On ne peut pas réduire Orphelins à un simple thriller psychologique : c’est aussi une comédie noire, une tragédie familiale, une parabole politique… Pour les acteurs, c’est extrêmement stimulant. Ils ne peuvent jamais s’installer dans un confort, ils sont en mouvement permanent, obligés d’être dans l’instant, de passer d’un état à un autre avec une extrême réactivité. Cela les rend intensément vivants sur le plateau, c’est un jeu à la fois ludique et périlleux.
Pourquoi avoir choisi de mettre en scène Orphelins en particulier ?
Ce texte me semblait particulièrement nécessaire aujourd’hui. Il pose des questions brûlantes – sur la peur, la violence, la loyauté, le repli sur soi, la culpabilité – sans jamais les figer. Il ne propose pas de morale ou de réponse toute faite, mais ouvre des brèches, crée un espace de trouble. Ce qui m’a frappée, c’est à quel point il nous renvoie à nous-mêmes, à nos propres contradictions, à nos silences, à nos lâchetés. La pièce explore aussi ce qui nous pousse à faire certains choix, à justifier l’injustifiable parfois, au nom du lien familial, du groupe, ou par simple peur. Et puis, il y a une vraie réflexion sur la fabrication du discours, la manière dont on tord la langue pour éviter de nommer les choses. C’est une pièce sur les mots autant que sur les actes.
L’écriture de Kelly est très rythmée, très fragmentée. Comment avez-vous abordé ce texte si particulier en répétition ?
Nous avons commencé par un travail quasi musical, presque abstrait. Il s’agissait de respecter à la lettre le rythme, les blancs, les respirations, les coupures. Ce n’était pas un choix esthétique, mais un moyen de laisser le texte imposer sa propre dynamique, d’éviter que les comédiens ne projettent trop vite une intention. On a exploré la partition comme on étudierait une partition classique, dans une recherche de précision extrême, parfois jusqu’à l’absurde. Ce travail technique a permis ensuite une grande liberté de jeu. Le texte agit alors comme un moteur, qui génère les émotions plutôt que de les illustrer. Ce processus permet aussi de ne pas figer les interprétations, de garder une forme de disponibilité permanente.
La scénographie est très immersive, les spectateurs entourent les acteurs. Ce dispositif s’est-il imposé naturellement ?
Oui, dès le début. Il me semblait essentiel que le spectateur ne puisse pas se tenir à distance. Le texte parle de nous, de notre société, de notre rapport à l’autre, donc il fallait que l’expérience soit physique, presque frontale. Ce dispositif quadrifrontal crée une tension particulière : on observe et on est observé. Le regard est partout, comme dans un huis clos paranoïaque. Chaque spectateur voit des choses différentes selon l’angle où il est assis, et peut, consciemment ou non, prendre parti pour un personnage plutôt qu’un autre. Cela participe au trouble moral que crée la pièce. Le plateau devient un espace d’exposition, de danger, mais aussi de vérité.
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