Par Wilson Le Personnic
Publié le 15 janvier 2018
Figure incontournable de la scène contemporaine européenne, Sasha Waltz développe depuis plus de trente ans un travail interdisciplinaire où la danse dialogue avec les arts plastiques, l’architecture, la musique ou encore l’opéra. Explorant sans relâche de nouveaux territoires formels, ses œuvres sondent les rapports entre corps, espace et communauté. Après plusieurs projets in situ et opératiques, la chorégraphe berlinoise revient ici à une forme scénique plus épurée, mais toujours traversée par son imaginaire plastique. Créée en 2017 à Berlin, Kreatur confirme son goût pour les créations hybrides et immersives.
Mise en mouvement sur la musique expérimentale du collectif Soundwalk Collective, Kreatur réunit treize interprètes cosmopolites et virtuoses, parmi lesquels se distingue le danseur Corey Scott-Gilbert. La partition sonore, dense et texturée, voyage du rugueux bruit citadin aux bruissements organiques. L’écriture chorégraphique met en tension l’individu et le groupe, déployant des corps tantôt fragiles, tantôt déchaînés, soumis à des forces invisibles. Loin de tout naturalisme, la danse devient une exploration des différentes qualités de présence, oscillant entre humanité nue et figures animales ou mécaniques.
Le travail sur les costumes, confié à la créatrice de mode Iris van Herpen, prolonge cette quête d’hybridation. Sculptant les corps par des matières innovantes – coques translucides, tissus plissés, combinaisons hérissées d’aiguilles – les costumes offrent des extensions poétiques aux danseurs. Demi-nus, parfois quasi mythologiques, ils évoluent dans une lumière sensuelle et changeante conçue par Urs Schönenbaum. Ces « peaux » réinventées racontent la porosité entre l’organique et le technologique, entre le vivant et l’objet, créant des présences troublantes et futuristes.
Couturière d’avant-garde, Iris van Herpen collabore régulièrement avec des scientifiques et repousse les limites des matériaux et des techniques de fabrication. Révélée au grand public grâce à ses collaborations avec Björk, elle a également habillé les danseuses et danseurs de Benjamin Millepied. Avec Sasha Waltz, elle invente une mode scénique qui devient prolongement du geste : les corps ne portent pas simplement des vêtements, ils deviennent eux-mêmes sculptures mouvantes. Chaque détail textile est ici pensé comme un vecteur d’énergie et de métamorphose.
Construite en une succession de tableaux visuellement saisissants, Kreatur propose de nombreux moments d’ingéniosité scénique. Parmi eux, les jeux de reflets créés avec des miroirs mobiles troublent la perception du réel, déformant les silhouettes en un flux liquide. Ces effets d’optique, simples mais puissants, participent à la création d’un espace sensoriel mouvant, où le spectateur perd ses repères. La matière même des corps semble constamment altérée, mise en crise par la lumière, la matière et le son, dans une exploration plastique saisissante.
Seules ombres au tableau : l’absence de crescendo dramatique qui installe parfois une légère monotonie, ainsi que des séquences plus théâtrales – paroles scandées, surgissement d’accessoires – qui parasitent la pureté du geste dansé. Ces insertions un peu démonstratives rappellent l’héritage du Tanztheater, mais manquent ici de la finesse qui caractérise les meilleurs moments de la pièce. Malgré cela, Kreatur reste une création impressionnante, qui affirme la capacité de Sasha Waltz à faire de la scène un laboratoire d’expérimentations visuelles, sensorielles et interdisciplinaires.
Vu à l’Auditorium de l’Opéra de Dijon dans le cadre du festival Art Danse.
Photo © Ute Zscharnt / Sebastian Bolesch.
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