Photo Fase 2018®Anne Van Aerschot

Anne Teresa De Keersmaeker, Fase

Par Céline Gauthier

Publié le 24 février 2020

Chef-d’œuvre des années 80 et matrice créative d’Anne Teresa De Keersmaeker, Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich s’offre aujourd’hui à de nouveaux regards. Désormais transmise à deux jeunes danseuses, la pièce interroge la rencontre des sensibilités contemporaines avec une danse sérielle, composée par l’itération de motifs musicaux, structurels et gestuels. Bien loin de l’âpreté supposée de l’esthétique minimaliste, Fase réaffirme son pouvoir hypnotique. Si la métrique en est l’unité perceptive la plus évidente, le principe sériel offre pourtant d’infimes variations : alors que la partition éponyme de Steve Reich façonne la matière sonore par le cadencement d’unités discrètes – notes de piano, claquements de mains – la danse compose un continuum illimité au sein duquel il ne s’agit plus de guetter l’apparition de gestes nouveau, mais d’apprécier la variation continuelle d’un même motif.

La cellule du duo offre la contexture dans laquelle s’élabore l’activité compositionnelle : la partition sonore semble transposée dans les coordinations gestuelles, redistribuées de manière hétérogène entre chaque hémicorps. Piano Phase déploie alors une danse d’impulsions, de strates et de lignes, par d’habiles jeux de pivot et de balancier autour de l’axe gravitaire. Ces oscillations sont accentuées par les plissements des jupes crème et le balancier de leurs queues de cheval, redoublées par les ombres projetées sur un écran blanc en fond de plateau. Les faisceaux lumineux sont orientés de sorte que les silhouettes des danseuses, chacune finement découpée sur la toile, convergent en son centre dans une troisième figure où toutes deux se superposent, manifestant les infimes différences d’accentuation des gestes. Cet effet d’à-plat s’estompe lorsqu’à la manière de hauts-reliefs les danseuses se détachent de la toile de fond pour rejoindre une ligne de lumière à l’avant-scène. D’un motif initial élémentaire, condensé en quelques virevoltes très horizontales, la spatialité se déploie et la profondeur du plateau révèle la suspension des mouvements par des pauses fugaces : la danse acquiert élan et rebond. Ces gestes amples et déployés cependant s’attachent à ne rien désigner : si le bras élevé par une forte impulsion de l’épaule s’étend jusqu’au dos de la main, les doigts pourtant se recroquevillent, ne référant ainsi qu’à l’espace qui leur est proche : celui d’un entre-deux, oscillant entre unisson et déphasage progressif.

La synchronie, qu’on imagine qualité mélodique, se révèle rythmicité interne partagée en duo : dans Come out, les danseuses se rejoignent dans une ambiance feutrée, côte à côte sous le halo rougeoyant de deux abat-jours qui circonscrit l’attention autour d’elles. Assises sur une chaise, leurs bustes dessinent de vives contractions, comme initiées par les pulsations cardiaques et propagées par le flux sanguin : des élans vite décélérés, qui se replient en torsions. Les intensités lumineuses révèlent les tracés du geste, suggérés par des analogies implicites entre les séquences ou inscrits à même le sol du plateau : Violin Phase offre un solo spectral où la figure se dissout parce qu’elle danse à la lisière d’un projecteur. Ses gestes s’amenuisent dans la pénombre et se noient dans l’obscurité, composant un étrange relief holographique. Elle trace sans relâche une danse calligraphique, fine et spiralée qui révèle les formes concentriques – courbes et rosaces – qui initient les gestes et s’inscrivent en filigrane dans un cercle de lumière tout autour d’elle. Cette corporéité fluide et holistique est heurtée par l’angulosité du Clapping, où le duo sillonne le plateau grâce à de brefs sursauts sur pointes, permis par la flexion simultanée des hanches et des genoux. La vigueur de cette ultime séquence requiert une tonicité ferme, comme en témoigne leurs bustes rigides et très redressés ; la toile de leur costume – pantalons gris perle et chemises aux manches retroussées – accentue la sensation d’une gestuelle dense et compacte. La proximité entre les deux danseuses autorise cependant la perception simultanée des flux gestuels et mélodiques et insiste sur le procédé du phasing – phrasé progressif où l’unisson initial se désaccorde – spatialisant le rythme et sa temporalité.

Vu à l’Espace Cardin. Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker, avec en alternance Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti / Laura Bachman, Soa Ratsifandrihana. Photo Anne Van Aerschot.