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Jerada, Bouchra Ouizguen / Carte Blanche

Par Céline Gauthier

Publié le 22 novembre 2018

Invitée par la compagnie norvégienne Carte Blanche à composer une pièce pour quatorze de ses danseurs, la chorégraphe Bouchra Ouizguen déploie le motif harassant du tournoiement perpétuel. Au rythme de la Dakkia Marrakchia, mélodie d’inspiration soufie chantée et rythmée par de puissantes percussions, la pièce abolit figures et repères pour travailler la seule matière sensorielle, jusqu’au vertige. 

Une silhouette élancée, vêtue d’un long pardessus, parcourt la scène d’une démarche souple et rectiligne. Insensiblement elle s’altère en courbe pour qu’un pied croise l’autre ; précautionneusement ce dernier vient lui aussi se placer en oblique et le danseur esquisse un premier tournoiement. Les pans de son manteau s’écartent et prennent appui sur les masses d’air mises en branle, ses bras s’élèvent et son regard se projette derrière nous, au lointain ; l’axe gravitaire du danseur devient le pivot de giration, mobile cependant puisqu’il tournoie en orbite et décrit des ellipses jusqu’à parfois frôler le bord du plateau. 

Un second danseur fait irruption sur le plateau : les bras fixes à l’horizontale, poings serrés et genoux tendus, il met en relief la souplesse aérienne et flexible de son partenaire. Très vite le plateau se peuple d’autres silhouettes tourbillonnantes : l’un virevolte en sautillant, l’autre soutient son sternum des deux mains et bascule sa tête vers l’avant ; plus loin un danseur tournoie sur place, en s’aidant de la rotation de sa hanche fléchie pour repousser sans cesse son talon autour de l’axe de sa cheville. Pour acquérir force et vitesse il déploie l’envergure de son torse, poitrine ouverte et bras en supination, la nuque rejetée en arrière et les paumes tournées vers le ciel. 

Quatorze silhouettes silencieuses sans relâche toupillent et virevoltent, rythmées par le chuintement du glissement de leurs chaussettes sur le tapis de sol agité de faibles craquements. Le tournoiement litanique accentue et rend visible la subtile dynamique entre la quête d’un recentrement nécessaire pour rétablir sans cesse un équilibre précaire et l’élan de projection dans l’impulsion de rotation, mais aussi vers l’espace du groupe. Entre ajustement gravitaire et désir de perméabilité, la scène se fait l’arène d’un conflit somatique qui éclate en des cris pulsionnels, immédiatement transmués en un jeu de consignes – s’éloigner, se rapprocher, courir – par lesquelles ils se frôlent et esquivent la collision d’un demi tour ou d’une pirouette agile, parfois cependant ils se heurtent avec fracas jusqu’à chuter au sol avec une violence non feinte. Les danseurs tournoient jusqu’à l’épuisement : essoufflés, pris dans l’élan d’un vertige ils disparaissent un à un du plateau. La scène vide résonne longtemps encore de pulsations sourdes et étouffées, écho sonore de l’afflux sanguin suscité par leurs tourbillonnements effrénés. 

Désormais vêtus d’une superposition exubérante de costumes – pagnes et survêtements, manteaux noués sur les hanches et foulards entremêlés –, les danseurs font s’entrechoquer par des courses fuyantes des imaginaires disparates : des figures totémiques côtoient de possibles mannequins de prêt-à-porter, tandis qu’au centre une inquiétante silhouette marginale est dissimulée sous un amas d’habits dont les manches et les pans s’entremêlent et se soulèvent au rythme de sa course. Les vêtements un à un éjectés de cet amoncellement par la force centrifuge de sa course se gonflent d’air et épousent les silhouettes des corps qui les habitent en puissance. 

Vu au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Chorégraphie, costumes et son Bouchra Ouizguen. Lumières Eric Wurtz. Musique Dakka Marrachkia Baba’s Band. Photo © Arash A. Nejad / Carte Blanche.