Par Marie Pons
Publié le 10 janvier 2019
C’est d’abord un monde en ruines. Une décharge jonchée d’amas de matières, de couleurs, de tissus amoncelés qui se révèle sur le plateau. Un terrain vague où l’on croit deviner des corps ensevelis. Impression validée par l’émergence progressive d’une colonne vertébrale, puis d’un bras qui lentement érige un étendard, porte-drapeau rampant sur le sol qui déclenche par ce geste la mise en branle d’une cohorte de corps entrant en résistance. Une musique enfle, chargée de percussions rythmées et de chants rituels. Son volume s’intensifie au fil de la pièce si bien qu’elle devient à son tour une des matière qui vient emplir et occuper l’espace.
Fúria est une pièce de la métamorphose. Les neufs danseuses et danseurs de la compagnie de Lia Rodrigues y glissent d’un rôle à l’autre, tour à tour dominant, dominé, animal, dieux-totems. A quatre pattes, l’un porte une reine sur son dos, tandis qu’ailleurs un corps est arraché du sol, renversé et porté violemment. Ailleurs encore on danse par fragments, et d’autres corps sont traînés, retournés, emboîtés. C’est une chorégraphie du fourmillement à l’oeuvre à chaque instant, un grand tableau dont le regard saisi par bribes les nombreux agencements, en trio et duo, les peaux peintes, les ornements, les costumes qui se transforment et surgissent sans que l’on s’en aperçoive. Il y a toujours du mouvement, des couches qui se dévoilent, un monde qui, depuis la décharge, est en constante réinvention.
Les rôles et les identités sont donc multiples et fluides, chacun.e contenant en lui le pouvoir et la misère, le roi et l’esclave, le fou ou le sage. C’est là l’art de faire de Lia Rodrigues qui oeuvre depuis près de trente ans à faire avec et depuis un contexte où la violence imprègne le quotidien, depuis la favela de Maré à Rio de Janeiro où elle a implanté sa compagnie et l’école de danse libre qu’elle y a fondé en 2004, et dont sortent certains interprètes de la pièce. Cette énergie farouche de faire avec, de se saisir et de malaxer ce qui est pour créer autre chose, comme il en est des costumes et bouts de tissus qui proviennent tous d’anciennes pièces de la compagnie, récupérés, recyclés, ce geste lance sur la piste d’une pièce écologique au sens premier, qui crée un milieu où des êtres peuvent être singulièrement vivants.
Car il est impossible d’accueillir cette pièce hors-sol en la sachant plantée dans le contexte politique du Brésil, des récentes élections, du racisme, de l’homophobie et de la misogynie prônés comme art de vivre par le nouveau président. Un jeune noir est assassiné toutes les vingt minutes au Brésil rappelle la feuille de salle. Fúria nait et parle de tout ça en dessinant un imaginaire cauchemardesque et de résistance active à la fois. La furia qui agite les corps est une force vitale capable de renverser l’ordre des choses. Car ce que ces corps portent en eux, sublimés par la scénographie mouvante, c’est une multiplicité d’identités, de communautés, de langues, de couleurs de peaux, de réalités, et plusieurs couches d’histoire. En résulte une pièce aussi fouillée, complexe, intriquée que la société brésilienne, que l’immensité du pays et ses réalités coexistantes.
De fait le travail de Lia Rodrigues et cette création dont la fureur retentit comme une déflagration salutaire dans l’époque deviennent un nécessaire besoin de mobilisation, d’espoir, de lutte, comme un point d’arrimage duquel partir pour continuer de monter au créneau… Au moment des saluts, les interprètes reviennent en scène avec des pancartes sur lesquelles on peut lire « la favela est vivante », « Brésil pour tous » ou réclamant la justice pour l’assassinat impuni de la militante Marielle Franco. Cette fureur-là est lancée comme une vague contre la haine la plus terrible.
Vu à Chaillot, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Chorégraphie Lia Rodrigues. Dramaturgie Silvia Soter. Création lumières, Nicolas Boudier. Dansé par Leonardo Nunes, Felipe Vian, Clara Cavalcanti, Carolina Repetto, Valentina Fittipaldi, Andrey Silva, Karoll Silva, Larissa Lima, Ricardo Xavier. Photo © Sammi Landweer.