Photo © Chai Siris Courtesy of Kick the Machine Films copy

Fever Room : plongée dans la fabrique des rêves

Par Wilson Le Personnic

Publié le 8 novembre 2016

L’œuvre du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, figure majeure du cinéma contemporain et artiste visuel reconnu, tisse depuis une vingtaine d’années des liens sensoriels et poétiques entre le cinéma, la vidéo et les arts visuels. Ses différents projets artistiques prennent la forme de films, de vidéos expérimentales, d’installations pour des espaces d’expositions ou encore de performances immersives. Avec Fever Room, le cinéaste s’aventure aujourd’hui pour la première fois du côté du théâtre, en invitant le spectateur à une « projection-performance » qui prolonge son travail autour de la nature, du rêve et de l’expérience du spectateur. Créé en juin 2015 à l’Asian Arts Theatre à Gwangju en Corée du Sud, Fever Room est présenté pour la première fois en France au Théâtre Nanterre-Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Fever Room, titre chargé d’une polysémie, évoquera pour les familiers de Weerasethakul cette fameuse salle d’hôpital précaire où se déroulait l’intrigue de son précédent long métrage Cemetery of Splendour (2015), dans lequel des soldats, mystérieusement plongés dans un sommeil comateux, étaient réunis au sein d’un hôpital de fortune au cœur de la jungle tropicale. Oscillant entre rêve éveillé et transe douce, cet objet multiforme, aux lisières de la performance, du cinéma, du théâtre et de l’installation, s’appréhende comme le double sensoriel de ce dernier film, ouvrant de nouvelles portes, de nouveaux récits, et questionnant l’acte même de regarder.

Invités à pénétrer dans une grande salle obscure par l’arrière du Théâtre Nanterre-Amandiers, nous devinons rapidement (à la vue de l’architecture qui s’élève autour de nous) que nous sommes sur le plateau de la grande salle. Des projecteurs au ras du sol découpent l’espace dans une brume laiteuse où les spectateurs, assis à même le sol ou sur des bancs de fortune, attendent sans vraiment savoir où porter leur regard. Un premier écran descend lentement des cintres jusqu’à hauteur d’homme, sur lequel apparaît une série de plans fixes accompagnés d’une voix off murmurante, énumérant paysages, objets, fragments d’existence. Puis d’autres écrans tombent de chaque côté, encadrant le public dans un quadrilatère hypnotique, tandis que l’espace, saturé de fumée, transforme l’air en matière.

Ces images contemplatives (qu’on devine tournées en Thaïlande, pays totem du réalisateur) sans trame narrative apparente dessinent un imaginaire éclaté, peuplé de fragments de nature tropicale, de cours d’eau majestueux, de grottes énigmatiques et d’espaces médicaux. Les aficionados reconnaîtront les échos visuels de films tels que Blissfully Yours (2002), Tropical Malady (2004), Oncle Boonmee (2010) ou encore Mekong Hotel (2012). Notre regard glisse sur ces visions éthérées comme un promeneur entre veille et sommeil, incapable de les relier en un tout cohérent, exactement comme dans un rêve dont les séquences, énigmatiques et disjointes, restent suspendues hors du réel.

Le cinéaste cultive depuis toujours une fascinante tension entre vérité et illusion, rêve et mémoire. Cette ambivalence explose dans la deuxième partie de Fever Room : les écrans disparaissent, une pluie sonore envahit l’espace, le mur du fond se soulève lentement, dévoilant les gradins vides d’une salle de théâtre plongée dans la pénombre. Un lampadaire, vu quelques minutes plus tôt à l’écran, clignote violemment. De la fumée épaisse se déverse, sculptée par un faisceau lumineux rotatif, dévoilant une spirale cosmique en mouvement. Dans cette matière floue, les spectateurs perçoivent des formes mouvantes, vivant l’expérience troublante d’être à l’intérieur même du faisceau de projection, comme plongés dans la fabrique originelle des rêves.

Avec Fever Room, Apichatpong Weerasethakul signe une véritable expérience sensorielle et métaphysique qui, à travers sa radicalité formelle et sa douce étrangeté, offre un nouveau regard à mettre en perspective avec son œuvre autant mystérieuse que fascinante. Dépassant les limites du cinéma traditionnel, Fever Room nous fait traverser une temporalité suspendue où le rêve, la lumière et la mémoire s’entrelacent dans une même pulsation, laissant à chacun la liberté d’en extraire ses propres visions intimes.

Vu au Théâtre Nanterre Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Photo © Chai Siris, Courtesy of Kick the Machine Films.