Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 29 septembre 2015
Suspendu, en mouvement, en quête de nouveaux points d’appui, Kévin Jean explore dans ses créations un rapport transformé au corps, à l’espace et à la gravité. Soumis à des lois physiques nouvelles, il devient un terrain d’émancipation autant que de jeu. Rencontre avec un chorégraphe qui cherche à faire du plateau un lieu de résistance douce et de réinvention collective.
Dans tes deux précédentes créations, La 36e chambre et Derrière la porte verte, tu entretiens un rapport très personnel avec la gravité. Qu’est-ce qui t’a motivé à l’époque dans la création de ces deux spectacles ?
Vaste question. La motivation naît toujours d’un entrelacs d’éléments visibles et invisibles : une histoire, des rencontres, des paradoxes, une nécessité. Un jour, je me suis retrouvé avec une incapacité physique. Je ne pouvais plus courir, marcher ou danser sans douleurs. J’ai alors expérimenté très concrètement la finitude, l’impuissance. Il m’a fallu accepter un corps fragile mais aussi découvrir de nouveaux possibles. C’est là que j’ai eu envie de ne plus avoir les pieds au sol. Me suspendre. Changer de point de vue. Et peu à peu, une autre façon de danser est née.
Derrière la porte verte s’ouvre sur la fin de La 36e chambre.
Le solo finissait suspendu. Je voulais prolonger cette altération de la gravité, la pousser plus loin, inventer un nouvel espace de jeu. On a imaginé un trio, avec Nina Santes et Alexis Jestin, dans un dispositif de suspension partielle.C’est devenu une sorte de micro-tribu, où chacun a son autonomie mais reste poreux aux autres. Une énergie plus joyeuse, enfantine est apparue. On a commencé à planer.
Tu as longtemps pratiqué la montagne, l’escalade, le plein air. Quel lien fais-tu entre cette histoire et ton travail chorégraphique ?
Le lien est sensoriel. Ces pratiques m’ont appris à être à l’écoute, à décider dans l’instant, à ressentir. Elles ont forgé ma manière de me situer dans l’espace et le temps, sans rapport de compétition. Et puis, il y a la nature comme source de transformation. Certainement, oui, une quête d’élévation, mais collective.
Tes pièces sortent souvent du plateau pour se confronter à l’extérieur. Qu’est-ce que cela change ?
Tout. Quand j’ai créé La 36e chambre, je savais que je voulais m’accrocher partout : poutres, arbres, ponts. Le dehors impose une adaptation constante. Une feuille qui tombe, un nuage qui passe devient un partenaire. C’est un autre rapport au présent, plus poreux. Mais j’aime aussi le plateau, le focus qu’il autorise. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont un environnement façonne nos gestes.
Ta nouvelle création, Des paradis te ramène au sol, à la terre. Quels sont les enjeux de ce nouveau projet ?
La suspension n’était pas une fin, juste un moyen. L’idée, c’est de créer un nouvel environnement, contraignant, et de voir comment y vivre, comment s’y transformer. La question, c’est toujours : qu’est-ce que je fais de ce que je ne peux pas changer ? Résister sans rigidité, accueillir les contraintes, en faire des leviers de transformation.
Peux-tu nous parler du processus de création avec Laurie Giordano et Bastien Lefèvre ?
J’arrive avec des envies, des intuitions, des images. Puis on échange, on se contamine. On parle de rêve, de puissance, de résistance. On improvise, on observe, on discute. Peu à peu, un langage commun émerge. Ce travail nous bouscule, nous transforme. Il y a du frottement, de l’écoute, des redéfinitions. On apprend à être ensemble autrement.
Le plateau est vide mais vous évoluez dans ce qui semble être des volumes. Comment as-tu travaillé l’espace ?
Au départ, je voulais matérialiser l’espace, le rendre tangible. Et puis, j’ai découvert que le vide me faisait moins peur. J’ai renoncé à certaines matières, à certains volumes. Aujourd’hui, l’espace est nu, presque. Mais il reste chargé. Ce sont les corps qui l’habitent, qui le rendent vivant. Une seule matière persiste, celle qui glisse, et qui permet une autre relation au sol.
Tu as cofondé La Fronde avec Nina Santes. Comment fonctionne cette coopérative ?
La Fronde est née d’un désir commun de mutualiser sans s’uniformiser. Partager des outils, des valeurs, une vision du monde. Soutenir nos projets respectifs, mais aussi porter une autre façon de produire et d’imaginer les arts. C’est parfois difficile, mais c’est une aventure précieuse. Une manière de ne pas se résigner, de faire front, ensemble.
Photo © Nina Santes.
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