Photo Photo © Jean Pierre Estournet

La Vase, Marguerite Bordat & Pierre Meunier

Par Céline Gauthier

Publié le 12 janvier 2018

Avec La Vase, Marguerite Bordat et Pierre Meunier signent une pièce où s’entremêlent les influences du théâtre corporel, de la danse et du mime. Dans le décor d’un sordide laboratoire, cinq comédiens explorent avec les mots et le corps la matière informe et fascinante de la vase, opaque et mystérieuse. D’expériences douteuses en déductions implacables pourtant vouées à l’échec, la décadence des laborantins semble s’accélérer à mesure que la vase confirme son emprise sur eux.

Au centre de la scène encadrée par trois rideaux rigides et translucides, maculés de boue, trône une vaste cuve métallique emplie presque à ras bord d’une substance épaisse et brunâtre, pour le moment inerte. Une caisse de plexiglas, un évier et une paillasse encombrés complètent le décor d’une salle de laboratoire éclairée d’une lumière verdâtre. Dans une ambiance terreuse, presque lugubre, des laborantins s’affairent en dessous d’un réseau de tuyaux de caoutchouc qui serpentent mollement depuis les cintres. Tour à tour entrent en scène une scientifique empressée et son assistante tenace, un jeune chercheur ingénu, un vieux sage ténébreux et un savant lunatique qui d’un ton de conférencier évoque l’union et le divorce des molécules, les conséquences de la surpression sur les matières et les individus en dépression. Son discours trépidant et saugrenu tresse avec malice une suite d’expressions ambivalentes, où le jargon des sciences physiques côtoie le lexique des passions dans une logorrhée pourtant presque inaudible.

L’unité des multiples saynètes qui composent la trame narrative de La Vase est assurée par les gargouillements intermittents de la boue dans le bassin, dont la fréquence sans cesse croissante presse le groupe de chercheurs dans leurs tentatives vaines pour explorer ce que recèle la matière opaque. Si aucun n’osera avouer l’attirance irrésistible exercée sur lui par la vase, pourtant chaque aparté est l’occasion pour eux de se risquer à effleurer la surface de la cuve, d’y tremper les doigts et de malaxer la matière informe qui s’y repose. Elle semble appelée à prendre forme par l’imaginaire, étalée sur le visage à la manière d’un masque d’argile rehaussé d’excroissances molles et terreuses, révélée par les nervures délicates d’une flaque de boue écrasée entre deux plaques de plexiglas ou par l’action d’une centrifugeuse, mise en rotation par l’aguille d’une perceuse. Des jeux innocents en apparence, faussement scientifiques ou plus scatologiques, avec une matière qui pourtant s’avère menaçante : à demi-mots, dans un chuchotement ou en aparté derrière les rideaux sont évoqués les symptômes inquiétants d’une épidémie mystérieuse véhiculée par la vase qui exhale pour les personnages une odeur pestilentielle.

Elle dégouline alors des tuyaux qui s’effondrent au sol sous le poids d’un jet puissant déversé dans la cuve agitée de bulles épaisses et de violents remous ; les murs se percent et la vase jaillit sous pression sur tout le plateau, arrose et presque noie les laborantins qui vainement tentent de contenir le flot bouillonnant. De cascades pataudes en glissades spectaculaires sur le sol rendu visqueux, les voilà réduits à ramper, hagards ; ils se roulent et s’immergent dans la vase, flottent un instant à sa surface puis transpercent la pellicule gluante et s’enfoncent, au son d’un doux chant ponctué de quelques borborygmes. L’un d’eux semble happé au fond de la cuve par une force mystérieuse contenue par cette matière flasque et opaque, attirante autant que repoussante. Au fil de l’exploration des propriétés dramaturgiques et plastiques d’une vase visqueuse et fugitive, la scène aseptisée s’est muée en champ de bataille apocalyptique, dans laquelle les personnages s’enlisent.

Vu au Théâtre des Abesses. Conception, écriture et mise en scène Marguerite Bordat et Pierre Meunier. Avec Frédéric Kunze, Thomas Mardell, Pierre Meunier,  Jeanne Mordoj et Muriel Valat. Photo © Jean-Pierre Estournet.