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Maibaum, Jordi Galí

Par Quentin Thirionet

Publié le 3 août 2015

Instant suspendu, le souffle est coupé. Les regards, inquiets, se croisent. Les ouvriers ne disent mot, mais on sait le doute qui se communique : une erreur a du se glisser dans les mailles de cette construction qui n’en offre pas le droit. Et si tout s’écroulait ? Ils scrutent leur travail, immobiles et concentrés. L’air est électrique, leurs regards, aiguisés. Mais le maître d’œuvre, d’un coup d’œil, rétablit l’équilibre. Apparemment, tout va bien. On respire. Et les abeilles de reprendre leur routine, pour l’avènement d’une des plus belles œuvres qui soient.

On connaissait Jordi Galí pour sa belle carrière de danseur aux cotés de Maguy Marin, Wim Vandekeybus ou Anne Teresa de Keersmaeker mais on l’identifie également depuis 2001 à son travail de création personnel articulé autour du dialogue entre le corps et la matière. Abscisse, T, 22 Cailloux, Ciel, Stance. Autant de pièces mettant en exergue la force poétique de cette conversation entre geste et objet, structures-installations spectaculaires, chefs-d’œuvre de bâtisseur édifiés sous nos yeux – démonstrations exemplaires de conscience et d’astuce.

Dernier-né des conceptions du chorégraphe, Maibaum fait appel à cette célébration païenne vieille comme le monde qui, de Bavière en Provence, réactualise l’acte primordial de la régénération cosmique. « L’arbre de mai », sorte de grand mât-totem symbolisant à la fois la fertilité et les forces de la nature, est ainsi traditionnellement érigé à l’orée du printemps par quelques villageois avec force savoir-faire et ingéniosité. Avec cette pièce de Jordi Galí, on retrouve le goût exaltant de cette véritable épreuve de force mais son ambition et la majesté de l’œuvre accomplie reste sans commune mesure.

L’espace dédié à l’installation est encore vide, quelques caisses renfermant les matériaux nécessaires à son élaboration sont placées ça et là. Les danseurs s’en emparent et le chantier se met en branle. Alors que les précédentes créations faisaient intervenir la pierre, le bois ou le fer, ce sont des centaines de mètres de cordes qui sortent des box et seront dés lors employés à constituer l’installation. A les voir chacun exécuter leur partition avec précision et rapidité, savamment orchestrée par le chorégraphe, on est loin de se douter de la complexité de ce véritable sac de nœuds que leurs gestes graciles et mesurés s’affairent à ordonner. L’état de concentration extrême qui les anime transpire malgré tout et c’est fébriles et fascinés que l’on suit l’évolution logique et poétique de la construction. Sans un mot, les préparateurs enchainent les prouesses techniques et spirituelles incroyablement coordonnées qui laissent transparaitre un état d’écoute exacerbé qui fait groupe. En tout point, c’est une incontestable performance à la fois artisanale, physique, mentale et poétique. Petit à petit, à force de cycles et de répétitions, la structure quitte le plan horizontal pour s’approcher du ciel. L’arbre de mai se devine.

Puis vient l’instant où l’ouvrage prend tout son sens alors que les finitions s’achèvent. Face à nous, une cathédrale de tresses et de cordages se tient où il n’y avait encore qu’un espace vierge deux heures auparavant. Presque irréelle, l’installation exalte. Tendue vers l’azur, l’architecture de cordes s’enroule autour d’un grand mat dans une organisation mathématique complexe. La distension spatiale et temporelle de la structure, que l’on peut ensuite visiter à son gré, ainsi créée, renoue de toute évidence avec les fondements du Maibaum. En son sein ou en lisière, la force d’attraction exercée vers le ciel et son fondement tellurique provoque – invoque – une spiritualité à la fois tranquille et intense. Ne reste aux contemplateurs qu’à profiter de la révélation esthétique presque mystique de l’œuvre, et aux ouvriers-danseurs de s’étonner avec eux de la beauté de leur création.

Vu au festival Chalon dans la rue. Conception Jordi Galí. Création et Jeu Jordi Galí, Lea Helmstädter, Jérémy Paon, Silvère Simon, Vania Vaneau (en alternance avec) Sophie Gabert. Réalisation du mat Cenic – Aide à la construction Julien Quartier. Photo Michel Wiart.