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danse de nuit, Boris Charmatz

Par Wilson Le Personnic

Publié le 27 octobre 2016

Invité au Festival d’Automne à Paris, Boris Charmatz, figure majeure de la scène chorégraphique contemporaine et fondateur du Musée de la danse à Rennes, a présenté ces dernières semaines dans plusieurs lieux différents sa dernière création, danse de nuit, pièce spécialement conçue pour être jouée en extérieur à la tombée de la nuit. Trois rendez-vous délocalisés donc, à la Friche industrielle Babcock à La Courneuve, dans la cour pavée des Beaux-Arts de Paris et dans la Cour Lefuel du Musée du Louvre.

La température automnale avoisinant dix degrés, les spectateurs ont eu pour consigne de bien se couvrir. C’est emmitouflé, le souffle vaporeux, que le public attend patiemment dans l’obscurité, comme à l’affût d’un éventuel flash mob nocturne. Surgissent alors d’étranges silhouettes, munies de sacs à dos lumineux, qui slaloment entre les spectateurs, irradiant des lueurs blanches presque aveuglantes. Le créateur lumière Yves Godin [qui collabore avec Charmatz depuis plus de vingt ans] signe ici un étonnant dispositif de projecteurs embarqués, dessinant des zones de lumière mouvante dans lesquelles évoluent six danseurs aux costumes bigarrés : blouson de moto réfléchissant, manteau de chasse orange fluo, polaire rose de bébé, cache-oreilles pailleté… Tous les regards se braquent sur ces figures aussi délirantes qu’agitées, au verbe haut et à l’énergie nerveuse. Qui suivre ? Que saisir ?

Charmatz n’en est pas à sa première escapade en dehors des théâtres. Ces dernières années, le chorégraphe a investi musées et espaces publics : le MoMA à New York, la Tate Modern à Londres, ou encore l’esplanade Charles de Gaulle à Rennes lors de Fous de danse. Fort de cette expérience, il transpose à nouveau la danse hors les murs, avec pour seule bande-son les murmures, dissonances et spasmes de la ville : sirènes, moteurs, éclats de voix. La pluie battante du 23 octobre 2016, lors de la représentation dans la Cour Carrée du Louvre, ajoutera une dimension tragique et sublime, renforçant l’idée d’une danse résistante, qui défie les éléments et célèbre l’instabilité.

Dans la forme, danse de nuit prolonge certaines intuitions de manger (2014), où se mêlaient déjà paroles, cris, chants et gestes. Ici, les mots fusent, se répondent, s’entrechoquent : « l’humour est plus éphémère que la danse ! », lance une interprète avant qu’une autre n’évoque, sans transition, Charb, Reiser, Cabu. S’entrelacent aussi les mots rageurs de NTM (« Move up, move up ») ou la voix fantomatique de Bruce Nauman (« Sortez de cette salle »). Entre les bribes de culture populaire, les éclats politiques et les souvenirs personnels, la parole devient une matière vive, un flux partagé où s’entrevoit une mémoire collective en mouvement.

Dans ce contexte de vigilance attentat, égrener à haute voix les noms de Charb, de Reiser, de Cabu et de Wolinski dans l’espace public est un geste politique audacieux. Mais ce geste, fort en intention, s’en trouve quelque peu neutralisé par les lieux choisis : cour patrimoniale du Louvre, institution bourgeoise des Beaux-Arts, friche policée de La Courneuve. Comme pour manger dispersed à la Tate Modern, Charmatz joue des dispositifs déambulatoires et des espaces vides, mais ici, la mobilité du public, même encouragée, peine parfois à retrouver l’élan sauvage et incontrôlable qu’appelle la pièce. Le périmètre d’action élargi offre cependant de précieuses respirations et permet au chaos de s’épanouir.

Cette effervescence, cette circulation anarchique de mots et de gestes, rendent danse de nuit insaisissable : impossible de tout voir, tout entendre, tout comprendre. Les solos, les duos, se collisionnent avant de se disloquer dans une rumeur mouvante, dessinant une sorte de rap chorégraphique en direct, succession de coups brefs distribués à une cadence effrénée. Lorsque retentit la phrase de Tim Etchells, « On ne se rappellera pas de moi, je ne laisserai pas de traces », l’écho est saisissant. La pièce, elle, laissera une empreinte : celle d’un uppercut chorégraphique, vibrant, urgent, profondément ancré dans notre présent.

Vu dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
Photo © Vincent Pontet.