Par Wilson Le Personnic
Publié le 6 novembre 2017
Si Boris Charmatz nous avait habitués ces dernières années à des projets hors normes, donnant rendez-vous en dehors des théâtres – avec notamment l’événement If Tate Modern was Musée de la danse? à Londres, 20 Danseurs pour le XXe siècle dans les musées, la version in situ de manger, danse de nuit dans des espaces publics, ou encore avec Fous de danse –, son dernier spectacle, intitulé 10000 gestes, marque un retour volontaire au dispositif classique scène-gradin. À l’instar de ses précédentes créations dont les titres portaient la couleur des enjeux (Flipbook, enfant, manger, danse de nuit), 10000 gestes esquisse par sa seule nomination une entreprise vertigineuse : créer dix mille gestes uniques, sans jamais les répéter. Une entreprise utopique qui embrasse l’idée d’une danse éphémère, purement fugitive.
Après avoir signé les costumes de danse de nuit, le styliste Jean-Paul Lespagnard habille une nouvelle fois les danseurs d’une panoplie hétéroclite : leggings simili jean, tissus criards, cagoules perruquées, uniformes de GIGN en écho à Double Bind d’Aernout Mik, ou gaines de danseur. La scène, dépouillée de tout décor à l’exception d’une installation lumineuse minimale conçue par Yves Godin, devient le théâtre d’un carnaval saisi dans l’urgence. Sur une bande-son disloquée du Requiem de Mozart, parfois mêlée à des nappes urbaines, s’élève un chaos savamment organisé, où chaque fragment de geste se heurte à l’évanescence.
Les gestes fusent, explosent, se multiplient sans répit, chacun exécutant une succession toujours renouvelée d’actions jusqu’à épuisement du regard. Le spectateur tente de capter au vol un saut, une étreinte, un effondrement. Mais déjà tout lui échappe, remplacé par un autre éclat. Il ne reste alors qu’un flux de souvenirs flous : gestes enfantins, burlesques, bestiaux, tragiques ou tendres, une fresque mouvante et insaisissable. Ce sentiment de perte, ce chaos assumé, sont la signature de Charmatz, prolongeant l’expérience déjà éprouvée dans manger ou danse de nuit. « Je découvre un nouveau spectacle chaque soir », confiait-il d’ailleurs au public lors du bord de scène à Chaillot.
Interprété par un casting éblouissant, 10000 gestes est une vraie constellation de singularités, une nuée de comètes précipitées vers leur disparition. Si la partition repose essentiellement sur des soli autonomes, Charmatz insère des séquences collectives où les danseurs composent d’improbables fresques : cris, murmures, collisions, bras levés ou gestes infimes, un chaos vivant et poétique, qui s’agglutine en une vision post-apocalyptique. Peu à peu, la chorégraphie déborde du plateau, escalade les gradins, entame un compte à rebours halluciné : 7887, 7888, 7889… Un dernier vertige, avant que la scène ne s’efface comme une boîte de Pandore ouverte sur l’infini, ultime geste libertaire de Charmatz avant son départ du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne.
Vu à Chaillot. Photo © Tristram Kenton / MIF.
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