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Yaïr Barelli, You Must Die John

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 21 mars 2022

Parfois une réponse pourrait amener à une autre question, juste à côté, une question dont nul n’a la certitude qu’elle devrait être vraiment posée. S’appliquer à ne pas ignorer les questions laissées en suspens, celles qui peut-être nous lient, amène à prendre une responsabilité artistique. C’est alors qu’une pièce peut en cacher une autre. À l’occasion d’un atelier accompagnant la diffusion de sa pièce Zaman contre sans toi, Yaïr Barelli et les participant.es se sont vu proposer par Le Dancing CDCN de poursuivre le travail initié : Aref Alhubaishi, Bakhytzhan Altynbek, Ermelinda Cani ont accepté cette proposition et se sont produit.es sur scène le 12 mars dernier en ouverture du festival Art Danse. Yaïr Barelli revient sur la rencontre qui a été générée par cette remise en création ou en question : de quelle manière le corps peut-il être le vecteur d’un récit alternatif de soi ? 

Tu as demandé à tes interprètes de se présenter avec une question simple : « pourquoi suis-je là ? » et je voulais te proposer de commencer par y répondre toi-même.

J’aime cette question parce qu’elle est à la fois concrète et mystérieuse. Je ne sais pas pourquoi je suis là. À vrai dire, si je m’arrête sur cette question, je me rends compte que je ne connais le sens d’aucun des mots qui la composent… Je ne sais pas vraiment ni qu’est-ce que « je », ni qu’est-ce qu’ « être » ni qu’est-ce qu’est que « là »…  Et en même temps je suis capable d’y répondre sur un plan concret : je suis venu en France en 2003 pour apprendre le français et faire de l’escalade. C’est une longue histoire, mais je me suis retrouvé dans une formation de danse contemporaine qui a fait dériver mon planning du voyage et la suite de ma vie. J’ai fait plusieurs zigzags entre la France et l’Israël entre 2004 et 2008 jusqu’à ce que je décide en 2008 que je ne voulais plus danser en Israël. Je suis revenu en France, à Angers, pour donner une « dernière chance » à la danse. Depuis je n’ai pas arrêté de travailler et la vie a suivi son cours… C’est une question piège… Il me paraît impossible de répondre si ce n’est d’une manière assez maladroite, mais la réponse dit quelque chose de moi. Cette question soulève les enjeux de l’interprétation : les interprètes de You Must Die John sont réfugié.es tandis que je ne le suis pas. Les interroger sur la raison de leurs présences « là », m’a permis d’introduire l’axe du projet et sans doute de le partager avec elles·eux afin qu’iels perçoivent leurs parcours et leurs cheminements géographiques comme des ingrédients chorégraphiques. J’initie toujours un atelier ou un processus de travail en demandant aux participant.es pourquoi iels sont là. J’ai fait pareil avec les réfugié.es, c’est essentiel pour donner une direction au travail, afin de comprendre ce qui amène les gens vers un atelier de danse, lorsqu’iels n’y ont pas été obligé.es comme ça peut arriver malheureusement dans certains cas.

Pour poursuivre la méthodologie que tu proposes, je trouve que ta réponse témoigne d’un certain inconfort dans le champ de la danse. Est-ce une manière de remettre en question ta place de chorégraphe ou de te situer par rapport aux interprètes de You Must Die John ?

Je doute de ma place et ce doute fait sans doute partie de ma méthode ! Je ne me présente jamais comme chorégraphe, c’est par ailleurs un mot que je n’aime pas. Je laisse les autres me nommer comme iels veulent. Je préfère dire que je travaille avec la danse. Je fais entièrement partie du milieu de la danse tout en étant critique à son endroit et nuancé dans mon adhésion à ce champ. Mais par apport à You Must Die John il y a une réponse plus simple ; Zaman contre sans toi, ma dernière création, était une collaboration avec une artiste étrangère au cours de laquelle nous avons comparé et interrogé nos situations en France, à savoir celles de personnes venues volontairement dans ce pays tout en restant tout de même attachées aux leurs. Nous sommes quelque part en exil volontaire, ce qui n’a rien à voir avec l’exil forcé que subissent les interprètes de You Must Die John. Avec ZAMAN, nous avons exploré les questions : qu’est ce qui fait que l’on est attaché à son pays ? Est-ce qu’il n’y a pas déjà là un ersatz de nationalisme ? Le Dancing CDCN, où nous étions en résidence, nous a proposé de faire un atelier avec des réfugié.es et cette rencontre m’a bouleversé. Je me suis senti d’une part submergé et très petit et d’autre part aux prises avec une grosse remise en question de ce qu’on essaie de faire habituellement avec la danse. J’avais envie de prolonger cet éclat et de proposer un projet scénique pour poursuivre la rencontre initiée durant le workshop.

Comment définirais-tu ce qui, dans cette rencontre, t’a bouleversé en tant que chorégraphe – ou de personne qui travaille avec la danse ?

La question qui hante mon travail est « qu’est-ce qu’est la danse ? » et c’est aussi cet effort de définition qui me met en mouvement et me pousse à travailler. J’ai peu à peu dépouillé la « danse » de ses attributs classiques en repoussant les limites de ce qu’elle doit être et donc de ce qu’on doit en faire : par exemple, dans toutes mes créations je parle sur scène et j’utilise souvent la voix. J’ai toujours considéré la parole et le travail vocal comme une partie inhérente à la danse. En Israël, ce simple élément qualifiait mes pièces de danse-théâtre. N’est-ce pas idiot de disqualifier certaines actions, telles que celle de parler, en tant qu’elles ne seraient pas de la danse ? Lorsque j’écoute un ami me raconter d’où il vient, je lui porte la même attention que lorsque j’assiste à une pièce. Et voilà que la rencontre avec les réfugiés et leurs histoires extraordinaires déplacent encore la question de la danse prise sous l’aspect de la virtuosité : iels sont des danseur.ses qui ont exercé cette virtuosité sur tout ce qu’iels ont traversé dans la vie, une virtuosité qui s’élabore comme solution à des milliers de problèmes. C’est évident qu’il s’agit d’une danse. Mon point de vue à ce sujet fait écho à la question de Steve Paxton, « what does a body do to survive ?». Elle surgit lors de ses débuts d’explorations et de développement de la Contact Improvisation et peut se déplier en une multitude de questions comme par exemple : « comment j’organise mon corps quand je chute ? ». Et elles·eux, comment organisent-iels leur parcours de vie, d’hébergement, leur accès à la nourriture, leurs déplacements, leurs psychismes par rapport à la série d’obstacles ou de « chutes » que constituent leurs vies ? Je dois dire aussi avec honte, que je suis un ignorant de la question des réfugié.es, je lis les journaux mais cela ne m’a jamais vraiment touché auparavant. Je viens d’un pays qui est noyé dans la guerre et la violence. J’ai développé une grande capacité à me rendre hermétique aux informations pour ne pas tomber dans la paralysie. J’avais besoin de les éviter car elles étaient trop insupportables. Cela m’affectait trop. Par contre quand je croise une personne qui me met face à une histoire individuelle ou qu’on m’explique comment quelqu’un a été menacé parce qu’il est homosexuel, je m’effondre. C’est peut-être ça qui m’a bouleversé, d’être en contact direct avec Ermelinda, Zhan, Aref – ainsi que deux autres personnes, Algina et Anna, qui n’ont pas suivi le projet jusqu’à son aboutissement. Tout d’un coup, ces « réfugié.es » dont on entend parler aux informations sont devenus des réalités intrigantes, sensibles et très touchantes.

Beaucoup de travaux sont nourris des histoires de personnes réfugiées et l’art en témoigne à tel point que nous sommes sans doute les reproducteurs d’une assignation narrative et administrative. Dans quelle mesure le travail que vous faites ensemble peut permettre aux interprètes de s’affranchir de ce récit, de tenter de le déposer et de passer à autre chose s’iels le souhaitent ?

Je crois que c’est l’un des gros enjeux de cette pièce. À l’origine le titre You Must Die John est une blague d’un ami qui tentait de me convaincre de venir à Dijon, jouant sur le double sens anglophone : You Must Dijon. Mais elle est aussi ancrée dans la matière de la pièce qui formule une hypothèse : il y a en chacun de nous un vieil homme qui nous influence, un John, attaché au passé, dont il faudrait sans doute essayer de se détacher. Lorsque j’ai débuté le workshop, j’ai demandé aux participant.es : « Pourquoi êtes-vous là ? ». Ce faisant, j’ai été interpelé par le fait que personne ne racontait son histoire, ni à moi ni à des proches. Nous avons alors utilisé toutes les astuces possibles pour se raconter quand même : par des mensonges, par des déformations, en mélangeant vrai et faux, jusqu’au point où certaines personnes se sont progressivement déliées et ont choisi de raconter leur histoire. Cela a eu l’effet d’une bombe d’émotions d’une grande qualité performative : en quelques mots c’est ce que j’ai envie de voir sur scène. Non pas une vibration par un effet de voyeurisme mais le sentiment d’empathie qui tient au partage d’un récit intime et confère une transparence à celui qui l’énonce. L’hypothèse « You must die John » est violente car elle pousse des interprètes à rendre publiques des histoires personnelles et vraies mais elle formule le pari selon lequel de cette confrontation un détachement peut naître et essayer de « tuer » le John qui est en nous. Ce serait formidable que le spectacle puisse générer cela. Avec prudence, j’ose dire que depuis le début du processus de travail avec elles·eux, je vois ça. Iels sont plus détaché.es, plus confiant.es et un peu plus libéré.es grâce à la pratique de la danse, au fait d’être et de rendre visibles leurs complexités devant d’autres. C’est hyper étonnant, ça marche. La danse se rapproche beaucoup des pratiques de soin quand elle est pratiquée comme ça.

Ce processus correspond à une pratique curative à l’œuvre dans la gestion du PSSD : la Net Exposure Therapy qui utilise la scène pour travailler l’image traumatique, la transformer, la remodeler afin qu’elle cesse d’être cette image sidérante qui empêche de se situer hors d’elle.

Le fait de s’exposer consistait avant tout en une intuition de ma part, je n’ai pas la prétention ni même l’intention de soigner les gens avec qui je travaille. Cela fait de nombreuses années que je propose, au cours d’ateliers, des formes de duo durant lesquels une personne ferme les yeux, elle peut parler ou pas, tandis qu’une autre l’écoute les yeux ouverts sans intervenir avec la parole. Lorsque deux personnes interagissent de cette manière, une danse émerge. Tout comme dans les pratiques de soins, une transformation a lieu : c’est comme ça que je perçois la danse, comme un outil d’introspection et de transformation. Les soins, l’intime, le public sont complètement mélangés ici.

Tu évoques des « histoires vraies » : le récit est devenu un acte performatif même en dehors du cadre artistique. Le statut de réfugié.e est soumis à cette performativité. Les ressorts de la fiction peuvent alors conférer plus de valeur à ces récits et soutenir ce qui est devenu aujourd’hui une performance administrative et étatique. Qu’est-ce qu’une histoire réelle et qu’est-ce que cela change si certaines personnes veulent s’inventer une autre histoire à travers ce projet-là ?

C’est un processus qui a besoin de temps, tout ne se dévoile pas, il y des choses qui s’inventent, qui se modifient, qui se lissent. Mais ça n’a pas d’importance pour moi, le mot « réel » n’a pas d’importance, on invente des fictions beaucoup plus vite que ce que l’on pense. C’est osé ce que je vais dire mais je perçois de la part des interprètes une sincérité qui est similaire à celle que peut amener un très bon acteur, doté d’une grande qualité performative, sur des histoires fictionnelles. C’est ce qui est vécu sur le moment par les interprètes qui m’importe, que ce soit vrai ou faux n’est pas un sujet. C’est généralement plus facile de transmettre cette sincérité avec des éléments vrais : c’est perceptible lorsque des comédiens professionnels incarnent des histoires qui parlent d’eux-mêmes. À l’inverse, une des critiques que je fais régulièrement aux interprètes c’est qu’iels répètent énormément leurs textes à tel point qu’ils vont finir par le dire comme des acteurs ! S’ils sont loin d’un « ici et maintenant », là je les arrête ! Je pense que c’est important qu’iels conservent leurs propres mots, leur sincérité du moment.

De quelle manière avez-vous abordé le plateau : comment passe-t-on du récit au mouvement ?

Il y a une pratique qui accompagne tous mes projets et à laquelle je suis très attaché, qui est aussi une pratique de soin à l’origine, celle du mouvement authentique, que j’ai adaptée à ma façon. Cela consiste à fermer les yeux et à suivre les envies de son corps. Généralement, nous faisons cela durant de longs moments au cours des séances de travail. C’est une manière de laisser aller qui me semble essentielle, tout autant qu’il me paraît très bizarre de transmettre des mouvements chorégraphiques d’un style ou un autre ! Pourtant aujourd’hui c’est presque la définition de la danse : savoir apprendre les mouvements d’un.e autre. Je trouve que réduire la conception de la danse à cela est complètement malade. Ça m’a toujours fait penser au totalitarisme, au colonialisme… Vouloir que quelqu’un d’autre bouge comme moi. Pourquoi ? Déborah Hay décrit parfaitement ça dans son livre My body, the buddhist. Elle suggère d’imaginer la diversité qu’on aurait pu voir sur scène si la pratique du mouvement personnel les yeux fermés s’était répandue. La danse devrait pouvoir permettre d’écouter son propre corps et de le laisser s’exprimer sans jugement et librement. Nous avons des corps et des habitudes tellement différents que c’est assez étrange de vouloir transmettre et obtenir un pas similaire au sien. Politiquement la pratique de cette manière de danser, dans un sens large, peut sembler totalitaire et colonialiste. Par conséquent, il est très important que chacun.e puisse bénéficier d’un vrai temps de pratique, fermer les yeux et essayer de suivre les envies de son corps, les découvrir par le dedans. Voilà ma pratique chorégraphique ! En un sens je ne joue aucun rôle chorégraphique, je crée les conditions pour que les danseurs aient accès à leurs danses. Le fait que les yeux soient fermés est primordial parce que cela nous amène au plus près de nous, nous éloigne des automatismes et du jugement si répandus dans nos vies. Fermer les yeux c’est faire grandir ses chances de commencer à danser. C’est d’ailleurs cet exercice que j’ai transposé à la parole et ensuite à la voix. Je n’ai pas voulu imposer la danse, parfois elle était trop loin des interprètes et je me suis plutôt appuyé sur ce qu’iels savent faire, aiment faire, sur ce qu’iels sont déjà et qu’iels ont envie de faire sur un plateau.

Et maintenant il y a une pièce, You Must Die John, qui vient ouvrir une fenêtre sur ces temps de laboratoire et de travail, qu’est-ce qui la fait exister ?

Je crois que sa modalité de fonctionnement c’est le « zoom in » et le « zoom out » que nous avons beaucoup travaillés. Il y a tellement d’histoires que plus rien n’est intelligible. Alors tout à coup j’ai eu envie de tout arrêter, d’écouter une personne et de tout concentrer autour de cette écoute. On fait ça avec la lumière, le son et les actions sur le plateau : « zoom in » pour plonger dans une concentration touchante, et « zoom out »… Je ne sais pas répondre plus que ça mais je ne pourrais pas répondre pour une autre pièce non plus. Ce sont des recherches qui parfois s’imbriquent très bien et d’autres fois où elles ne s’imbriquent pas. Alors on continue à chercher.

La pièce se conclut sur un karaoké. Il s’agit d’une chanson de Michel Sardou dont tu as réécrit les paroles. C’est un choix étonnant et sans doute cynique dont tu tentes de renverser le contenu. 

J’ai découvert cette chanson lors des recherches avec ZAMAN contre sans toi, nous cherchions une chanson française qui est à la fois symbolique à la France mais aussi un peu dégoûtante… Une chanson qui véhicule un certain nationalisme inconscient. Nous avons beaucoup écouté Johnny Hallyday, Mireille Mathieu, Jean Ferrat et… Michel Sardou. Pour You Must Die John, j’ai donc réécrit les paroles d’une chanson de Michel Sardou, que je trouve misogyne, nationaliste et peut-être même raciste. Ces paroles sont réinventées donc, avec un contenu autre, qui soutient l’accueil des réfugié.es en France et je les livre sous forme de Karaoké. Comme une invitation au public à s’approprier ces paroles. Peut-être que les salles de spectacle entretiennent un « entre-soi » idéologique mais il y a vraiment des gens qui pensent que les réfugiés c’est dangereux pour la société et qui veulent fermer les frontières. Je pense qu’il faut s’adresser à elles·eux aussi, même si je ne suis pas sûr qu’iels fréquentent les lieux où l’on puisse voir You Must Die John… C’est la grande question de l’adresse du spectacle qui s’ouvre…

Mais le statut de réfugié appartient désormais à la droite. C’est le statut qui permet à la droite de refuser tous les autres étrangers, c’est l’exception qui confirme la règle. Ce second degré que tu amènes, est-ce qu’il n’est donc pas justement créé par et pour tes complices de gauche qui seront justement dans la salle de spectacle ?

J’essaie de m’adresser à tout le monde, pas seulement aux gens dans la salle. La lecture de cette scène ne doit pas être seulement faite au second degré : les interprètes affirment leurs places à ce moment-là et peuvent sentir qu’iels concentrent toute la force de la salle devant un public français. C’est leur place ici. Et en tant que spectateur.trices nous sommes leurs voisin.es, nous sommes chez elles·eux. Le contenu des paroles réécrites affirme quelque chose dont effectivement « tout le monde » risque d’être déjà convaincu. Mais nous devons nous rappeler que ce n’est pourtant pas le cas. Je ne suis pas à jour concernant les chiffres de l’extrême droite en France, mais je sais que c’est beaucoup trop haut. Depuis treize ans que je suis en France, j’ai clairement vécu cette injonction à affirmer son intégration, et de manière complètement ridicule. Lorsque j’ai fait mon entretien à la Préfecture durant ma demande de naturalisation, la première question était : « Pourquoi la France ? ». Et bien sûr, j’ai répondu comme il fallait : « Parce que c’est mon rêve ». Il faut souscrire et s’affirmer, y compris chanter La marseillaise à voix haute ! Lorsque j’ai dû le faire, il y avait autour de moi des personnes en larmes, la main sur le cœur… Ce processus administratif est finalement très fort émotionnellement.

You Must Die John, conception Yaïr Barelli. Avec Aref Alhubaishi, Bakhytzhan Altynbek, Ermelinda Cani. Lumière Patrick Clitus. Son Baptiste Chatel. Photo DR.

You Must Die John a été présenté en ouverture du Festival Art Danse au Dancing CDCN.