Photo TROTTOIR FERNANDA TAFNER

Volmir Cordeiro, Trottoir

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 mai 2023

Depuis son premier solo Ciel en 2012, Volmir Cordeiro s’est engagé dans une œuvre aussi généreuse que complexe. Dans leurs simples titres, ses deux pièces Rue (2015) et Trottoir (2019) engagent un imaginaire commun : celui du passage, du rassemblement, du badaud, de la manifestation, du bruit, des rencontres fortuites, de la violence ou de la fête. Avec Trottoir, le chorégraphe interroge une nouvelle fois cet espace où se croisent des histoires, des corps anonymes et où se négocient intrinsèquement des circulations de pouvoirs. À l’instar des autres pièces de son répertoire, ces deux opus complémentaires habitent et érigent des figures excessives en quête de visibilité. Dans cet entretien, le chorégraphe Volmir Cordeiro partage le processus de création de Trottoir et les réflexions que soulève cette pièce manifeste.

Dès leurs titres, des pièces Rue (2015) et Trottoir (2019) engagent un imaginaire commun, celui de la circulation, du rassemblement, du badaud, de la manifestation, du bruit, des rencontres fortuites, de la violence, de la fête, etc. Peux-tu revenir sur ton cheminement, comment ces deux pièces se répondent ou se complètent ? Peux-tu revenir sur la genèse de Trottoir ?

Depuis mon premier solo, Ciel (2012), je creuse cette idée d’apparaître corporellement pour l’autre, dans un face-à-face intersubjectif, que je ne cesse de rechercher sous le prisme de l’adresse. C’est une obsession politico-artistique. Dans ce premier solo, cette adresse se fabriquait à travers le regard et des configurations diverses de prise de distance par rapport aux spectateurs. Inês, mon deuxième solo, suivait le même principe. Pour cette création spécifique j’employais la notion de « corps exposé », l’idée de surgir dans une proximité cruciale – et parler, bouger, changer l’apparence du costume et bloquer ma vision avec du scotch – a été une manière de poursuivre cette recherche du contact et de la forme sociale provisoire qui en découle, dans un théâtre, pendant une heure de spectacle. Pour Rue et Trottoir, cette recherche s’élargit. Je continue à chorégraphier en termes d’« apparaître », d’« exposer », d’« extérioriser », d’« ex-corporifier », mais aujourd’hui je commence à m’occuper plus de la formation d’un « nous ». Avant cette même nouvelle formulation, le « nous » existait dans la relation possible entre moi et les spectateur·trice·s (vu qu’il s’agissait des solos), mais maintenant cette relation change du fait d’être deux ou six sur scène, et que son surgissement est souhaité, d’abord, sur le plateau. En ce sens, les pièces Rue et Trottoir se répondent et se complémentent puisqu’elles sont toutes les deux prises par les liens possibles entre les corps qui dansent – dans une évocation des corps comme des entités sociales qui s’entre-possèdent, se soutiennent et se rallient pour faire un réseau distinct et persévérant dans leurs singularités. J’ai imaginé ces deux pièces comme des assemblées, pleines de complexité et motivées par l’image d’une cohabitation difficile et imprévisible. Et peut-être que Rue est à la genèse de Trottoir (mais sans doute il y a Ciel aussi…). Il y a dans ces deux pièces du chant, de la parole, des gestes, des changements de rôles et surtout une contestation de ce qui rend les espaces effectivement publiques – puis qui, quand et à travers quels moyens l’occupation de ces espaces se fait-elle ? J’envisage Rue et Trottoir comme des espaces qui rendent compte de l’existence corporelle, en tant que lieux qui font apparaître, surgir, manifester des existences. Ils sont les premiers soutiens et supports pour l’action corporelle et son adresse. Avec ces deux créations, mais aussi avec celles qui les précèdent, il y a ce désir de chorégraphier notre incessante disponibilité à exister pour les autres, à habiter la perspective des autres et se laisser constituer des altérités qui nous dépassent et sans lesquelles la vie serait invivable. Trottoir commence avec ce désir de faire « un nous » où chacun est déjà en soi une multitude : ouverte, précaire, contradictoire et alliée.

Tu es originaire du Brésil et tu habites en France depuis plus de dix ans. Ta première pièce Ciel donnait déjà corps à une foule de personnages marginalisés : des prostituées, des drogués, des fêtards, etc, rencontrés dans les rues de Rio. Que reste-t-il de ces lieux, de ces rencontres, de ces images, dans ton imaginaire chorégraphique aujourd’hui ?

Il sont toujours présents. C’est le noyau dur de ma recherche. C’est les corps et ses liens qui m’intéressent. C’est aussi les forces d’inscription d’autres corps en moi, des corps auxquels je n’aurais pas forcément une appartenance identitaire commune. Je vais revendiquer la complexité que nous portons dans nos manières de nous connecter avec les autres. Mon corps est bien plus que mon décor, il est une cohabitation des gestes, regards, peaux, sensibilités qui ne m’appartiennent pas. Il est une réunion. Un corps est toujours soutenu par un autre ou plusieurs autres, qu’on le souhaite, ou pas, qu’on le sache, ou pas. On n’est jamais seul. On ne danse jamais seul. Et j’insiste pour faire de la danse un lieu pour aborder la puissance des corps et des gestes censés être considérés comme étant destitués de la politique se présentant dans leurs capacités d’agir et en tant que formes de résistance – et cette démarche nous demande un travail encore plus fort, car ces formules ont perdu beaucoup de leur subsistance et la tâche de les recharger de sens n’est pas toujours évidente. Je veux insister sur le fait que les précarisé.e.s participent activement à la politique, au-delà de leurs rages et indignations. Lorsque je crée Trottoir, c’est aussi pour interroger cette évidence selon laquelle le trottoir est un espace qui appartient à tout le monde, ou que sur le trottoir nous sommes forcément des anonymes. Je ne crois pas à ça. Accéder à la rue ou au trottoir veut aussi dire se manifester en tant que corps et négocier avec les exclusions de la ville et ses formes obligatoires d’exposition. Rue et Trottoir activent une forme de refus de la condition invisible des luttes pour en faire une forme collective, apparente et incarnée.

Peux-tu revenir sur le processus de création de Trottoir ? Quels ont été les différents axes de recherches et tes méthodes de travail avec les interprètes ?

Avec Marcela Santander, Isabela Santana, Washington Timbó, Martin Gil, Anne Sanogo, nous avons commencé par faire une collection de gestes qui nous semblaient emblématiques sur le trottoir et, par extension, à la sphère publique en générale. Des gestes concernés par des figures singulières : le policier, le chien, l’enfant, l’ouvrier, le folklore, la bagarre, la fête, le militaire, le bourgeois, la mendicité, la poubelle, la manifestation, le rassemblement, le jeu de cartes, le départ entre deux personnes, l’amour, le sexe, la drogue, etc. Malgré le fait que je savais dès le départ quel serait notre costume et que chacun porterait un casque comme extension d’une norme sociale, il était indispensable d’avoir la conscience qu’on allait tous et toutes permuter nos rôles et notre gestuelle, et qu’il fallait se servir d’elle comme d’une arme politique-queer-marginale-fêtarde. Nous avons rassemblé ces gestes que nous avons ensuite chopés les uns aux autres, par vol ou mimétisme. Nous avons passé beaucoup de temps très proches avec la contrainte de cohabiter un trottoir comme une marge étroite, encadrante et suffisamment large pour exposer la norme et son oppression ainsi que sa défaite et la révolution. Dans un deuxième temps, je leur ai proposé qu’on réalise des saynètes entre 2 à 4 minutes avec des indications différentes, mais avec beaucoup d’actions qui devaient se passer dans des temps très courts. Pour ces séquences, il y avait, à chaque fois la nomination des personnages, leurs affects, leurs conduites, des objectifs, des résistances… Elles fonctionnaient comme des combinatoires de forces où la chose la plus importante a été de troubler la visibilité des danseurs, c’est-à-dire de les voir là où on ne s’attendait pas, puisqu’ils doivent être perçus comme des métamorphoses, des mutants : ils peuvent d’autant faire le policier violent que devenir la pisse d’un type hétéronormé dans des toilettes publiques. 

Le travail autour de la silhouette et de la figure a toujours été un point névralgique dans ta recherche chorégraphique. Comment se matérialise cette recherche dans Trottoir ? Peux-tu revenir sur ces silhouettes colorées qui habitent le plateau de Trottoir ?

Les collants colorés, les cagoules, les casques-personnages et les chaussures me sont apparus dès le départ de la création, pendant un de ces jours à la maison où je m’extrovertis et je m’amuse avec mes affaires. Plus tard, j’ai compris que ce geste spontané d’une fête à domicile n’avait rien d’innocent. Ces silhouettes ont pour but d’agir comme une figure d’emprunt sur laquelle les danseurs s’appuient pour dégager une énergie révoltante et faire des choses que peut-être nous n’oserions pas faire si nous n’étions pas déguisés. Cette recherche consiste à enlever l’identité d’un corps avec le risque de la fixer sur une seule et essentielle perception, ainsi que de la suspendre d’une individualité pour la mettre au cœur d’une cohabitation communautaire, multiple et intersubjective. Les collants-peaux sont portés aussi par une force théâtrale, c’est-à-dire que par l’invention d’un caractère ou d’un personnage, masqué, on se sépare de la vérité de nos visages et de nos configurations physiques. On se désidentifie de nous-mêmes pour nous ré-identifier à travers les personnes qu’on évoque et ce processus enclenche une pantomime critique de la corruption exercée par certains corps sur d’autres. On devient un deuxième corps en même temps qu’on collabore pour le devenir d’une forme sociale collective.

Dans un récent entretien, tu me disais que « les corps sont le point de départ dramaturgique des créations en ce qu’ils portent en chacun d’eux un phénomène social. ». Quels sont les corps qui traversent l’imaginaire de Trottoir ?

Le corps du militaire, du policier, de la sécurité et du contrôle de nos marches, de nos balades, de nos pas, de nos sièges dans un train. Le corps du travailleur·euse, de celui·celle qui dépanne tous les autres corps qui n’ont pas le savoir-faire de la vie de tous les jours. Le corps de l’agriculture, du partage de semences, de l’eau, de la terre, doté de la conscience climatique par un seul regard vers le ciel, qui fait le marché en ville. Le corps bourgeois qui se croit responsable de la révolution scientifique, rationnelle, froid et maître de ses émotions. Le corps parlant, singulier, multiple, porteur d’une voix qui déraille le silence imposé et qui chante, crie, revendique, manifeste, dénonce. Le corps drogué, emporté par des substances qui forcent l’empathie, le lâcher prise, l’apaisement des tensions. Le corps collectif, rassemblé, qui descend dans les rues, trottoirs et places pour dire nous et contester contre la mort lente imposée par le néolibéralisme. Le corps carnavalesque qui suspend les normes imposées et les espaces-frontières entre les corps, en générant un métissage de la ville, par le travestissement et la fantaisie. 

La musique et le chant occupent une place très importante dans Trottoir, participent à l’exaltation des corps et des imaginaires qu’ils traversent. Peux-tu revenir sur le « processus musical » de Trottoir ?

Souvent dans mes créations, je préfère investir le silence ou les sons bruts. Pour Trottoir, c’était différent car il s’agissait d’évoquer une ambiance carnavalesque et de manifeste. Il était nécessaire d’aller chercher du côté de la percussion et des musicalités qui intensifient la vitalité du corps par le sentiment d’un grand plaisir. Aria de la Celle, la créatrice son et avec qui une grande complicité créatrice a pu avoir lieu lors de son processus, a été très sensible à ce principe de la pièce. Pour une partie de la pièce, avec Aria, on cherchait une musique-support, qui pourrait soutenir l’action des travailleur.euse.s, dans le sens de donner la force au travail, à l’action, à travers une force esthétique-sonore capable d’assurer l’efficacité du geste. Dans le deuxième temps de la pièce, la musique fonctionnait aussi comme un support, mais plutôt pour encourager les corps à la révolution, à la bascule des ordres imposés et pour « donner la pêche » pour casser la baraque. Puis la toute dernière musique est une proposition de la danseuse Isabela Santana : il s’agit d’une chanson populaire d’une grande star brésilienne et animatrice des programmes de télé pour les enfants. Le processus musical était collectif et partagé entre tou.te.s les artistes du projet. Cette recherche musicale s’est réalisée en étroite collaboration avec Anne Sanogo, danseuse-chanteuse et porteuse de la voix sur cette création et avec qui un grand travail d’élaboration d’une parole à la fois chantée, onirique, documentaire et revendicatrice a été mis en place. Je suis toujours épaté par sa voix et toute sa présence. Nous avons réellement co-construit toute la dramaturgie musicale: nous avons chacun apporté des auteurs qu’on aime lire, on échangeait tout le temps sur la force poétique de chaque texte. C’était un travail très minutieux, intense, mais passionnant dans l’emboîtement geste-parole. Pour moi, le Trottoir est un lieu de bruit, où on dépose, on fait traverser tous les sens de nos corps, et encore plus nos voix, nos salives, nos gorges jamais fatiguées. Il fallait de la musique, du chant, de la poésie, de la narration, car il faut casser un certain silence que les bâtiments veulent imposer sur nos corps.

Les paysages sonores de Trottoir télescopent les corps dans un imaginaire qui prend racine dans un certain fantasme du Brésil, de la fête, du carnaval… As-tu conscientisé cet héritage culturel lors de la conceptualisation de Trottoir ou de son processus ?

Le carnaval n’est pas un fantasme pour moi, c’est mon locus, c’est mon corps, c’est mon refuge de joie et d’existence, c’est la fête que j’essaye de garder vivante en moi tous les jours. C’est peut-être un fantasme pour ceux·celles qui regardent la pièce d’un brésilien en espérant pouvoir visiter le Brésil pendant les soixante-dix minutes de Trottoir. Toutes mes créations abordent mes liens avec le Brésil, ou mes rapports d’adaptation entre ici et là-bas. Ce que j’essaye de conscientiser et de partager avec mon équipe, c’est de danser Trottoir comme si on était sur une surface jouissive, comme si c’était une fête où on peut danser et célébrer la collectivité mais qu’au sous-sol, il y a trop d’angoisses. Il faut rester joyeux tout en gardant à l’esprit que des menaces persistent et nous interdisent d’être joyeux. S’il y a une conscience que je souhaite déchiffrer avec cette pièce, c’est celle des forces contradictoires qui font de chacun de nous des assemblées ultra-complexes et souvent habitées par plusieurs pays, peuples, langages, tissus, douleurs, traditions, souffles et joies. Le trottoir est un espace où se superposent de nombreuses sensations et situations : celles d’être à la fois autonome, capable de marcher et de se déplacer, mais en même temps de savoir qu’on peut s’y faire tuer, violer ou écraser simplement pour être ce que nous sommes.

Trottoir, chorégraphie, Volmir Cordeiro. Avec Volmir Cordeiro, Martin Gil, Isabela Fernandes Santana, Marcela Santander Corvalán, Anne Sanogo, Washington Timbó. Son, Aria de la Celle. Lumières, Abigail Fowler. Costumes, Vinca Alonso, Volmir Cordeiro. Photo © Fernanda Tafner.

Trottoir est présenté le 11 mai au festival Danse de tous les Sens, Chorège CDCN