Photo Mazing © Alessandra Rocchetti

Vera Tussing « La crise sanitaire a révélé au grand jour la précarité des danseur·se·s »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 4 novembre 2020

La Belgique fait actuellement face à une seconde vague plus violente que la première et le gouvernement fédéral a annoncé il y a plusieurs jours la fermeture des lieux culturels jusqu’au 19 novembre, minimum. Après seulement quelques semaines de répit, les théâtres ferment donc à nouveau leurs portes, entraînant une nouvelle mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Rencontre avec la danseuse et chorégraphe Vera Tussing.

Le secteur du spectacle vivant en Belgique a traversé de nombreux phénomènes sociaux ces dernières années : des coupes budgétaires dans la culture en Flandre, #Meetoo, la transition écologique… Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique ou votre manière de concevoir le travail ?

Pour qu’une pratique physique telle que la danse puisse se développer, elle dépend de l’espace et du temps. En tant que chorégraphe, afin de fournir ces moyens à vos danseur·se·s, vous recherchez des structures qui sont prêtes à les soutenir et à les accueillir. Il y a quelques années, nous avons pu réaliser une nouvelle création sur plusieurs mois. Les coupes budgétaires des fonds destinés à financer divers appels à projets en Belgique auxquelles vous faites référence ont changé notre manière de travailler… Par exemple, pour ma dernière création, Tactile Quartet(s), nous n’avons eu que quatre semaines de temps de création. J’ai eu la chance de retrouver des danseuses avec lesquelles j’avais déjà collaboré, nous avons donc pu accélérer le processus en appuyant notre travail sur une connaissance physique et un langage du mouvement existants. Les conditions de recherche et de création restent précaires pour beaucoup d’artistes, questionnant certain·e·s sur leur capacité à maintenir ce choix de carrière professionnelle. Au sujet de #metoo, j’ai fait partie d’une équipe de chorégraphes qui a formulé ce que nous avons appelé la « Déclaration des chorégraphes » en réponse aux plaintes et aux prises de parole dans tout le secteur artistique, mettant en lumière une série de problèmes allant des conditions de travail dangereuses au harcèlement sexuel. Nous avons rédigé une déclaration qui a été signée par un grand nombre de chorégraphes en Belgique. Depuis, l’organisation Engagement Arts suit avec attention ces questions. Je travaille ponctuellement avec eux·elles en proposant des ateliers, mais je me concentre principalement sur mon propre travail qui aborde également des questions de consentement. Par ailleurs, j’ai recréé une de mes pièces pour rendre l’espace du théâtre accessible à un public malvoyant ou aveugle. Cette expérience m’a fait réaliser à quel point certains des espaces dans lesquels je travaille sont souvent non inclusifs. La façon dont nous organisons notre environnement, au sens culturel et au-delà, a encore un long chemin à parcourir pour que toutes les formes d’expériences incarnées soient inclusives.

La crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles réflexions, à reconsidérer votre recherche et votre pratique ?

Une grande partie de mon travail porte spécifiquement sur le toucher – et sur le contact entre l’artiste et le public. La pandémie a donc suscité des préoccupations assez spécifiques et profondes. Ce virus nous a montré que nous vivons avec une « illusion de distance » et nous a rappelé brutalement à quel point nous sommes interconnecté·e·s. Ce virus prive les gens de connexions humaines et de rencontres déterminantes. Mais à un autre niveau, je ressens de nouvelles proximités et de nouvelles connexions dans mon environnement, par exemple, je suis plus proche et plus connectée à mes voisin·e·s que je ne l’ai été auparavant. Sur le plan professionnel, de nombreuses personnes m’ont contacté pendant le confinement pour me dire que les préoccupations de mon travail avaient fortement propulsé leurs réflexions dans le discours actuel. Le toucher, le tactile, l’hapticité, la collectivité et le consentement ont étaient des moteurs d’intérêts lorsque je me suis lancée dans la danse, et d’une certaine manière la crise sanitaire a donné plus de force et de valeur à ces sujets. Je me souviens avoir vu des politicien·ne·s nous rappeler de nous laver les mains et d’éviter tout contact avec les autres pour quelques secondes plus tard se toucher le visage par automatisme. La crise sanitaire a indéniablement mis en exergue notre capacité à prendre conscience de la manière dont nos corps interagissent. Être attentive et guider nos capacités perceptuelles ont toujours été intrinsèquement liés à ma pratique chorégraphique. Alors que la danse a disparu des scènes de théâtre ces derniers mois, j’ai l’impression de voir un renouveau chorégraphique dans l’espace public : la plupart des bâtiments publics et des rues sont désormais marqués physiquement par des informations qui régissent nos mouvements et déplacements…

Avez-vous constaté des prises de conscience de la part de certains théâtres, des changements structurels ou une remise en question des paradigmes du milieu du spectacle vivant autour de vous ?

Les artistes et les institutions sont évidemment très impliqué·e·s dans la résolution de la crise actuelle. Les théâtres sont évidemment confrontés à des changements financiers majeurs, notamment avec la réduction de jauge, c’est un réseau complexe et interconnecté. Même si certain·e·s d’entre nous sont plus protégé·e·s que d’autres, l’impact a été brutal pour tou·te·s les artistes, les interprètes, les technicien·ne·s et tou·te·s ceux·celles qui dépendent des représentations. Je pense qu’il est indéniable que la situation des artistes en Belgique est compromise par la situation actuelle. J’ai vu des artistes étranger·ère·s retourner dans leur pays d’origine, chez leurs parents, et faire des jobs alimentaires. J’ai lu dans The Guardian un article sur mes collègues et ami·e·s avec qui j’ai fait mes classes à la London Contemporary Dance School. Je suis contente qu’il·elle·s aient obtenu une tribune pour exprimer la situation absolument désastreuse qu’il·elle·s vivent actuellement. Défendre nos droits, obtenir le statut d’artiste, être payé·e pour ce que nous faisons est une chose pour laquelle de nombreux danseur·e·s, dont je fais partie, se battent. Je souhaite partager ici quelques initiatives positives en Belgique, par exemple celle de States of the Arts, qui a créé une application, SOS RELIEF, qui permet de faciliter une solidarité financière de personne à personne et sans condition. Des initiatives ont également été prises par la ville de Bruxelles et la partie flamande du secteur culturel pour apporter une aide financière à celles et ceux qui ont été impacté·e·s par cette crise ces derniers mois. Mais je dois préciser que la crise sanitaire n’a fait que révéler au grand jour une situation déjà bien présente à Bruxelles : de nombreux·ses artistes et danseur·se·s que je connais vivent ici sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus.

Le confinement a automatiquement mis en stand-by votre travail. Cette période a-t-elle fait émerger de nouvelles réflexions sur votre recherche ? Comment avez-vous continué à « rester en contact » avec le milieu de la danse ?

Je fais partie d’un réseau international d’artistes ici à Bruxelles et nous avons l’habitude de travailler à l’échelle internationale ou d’avoir des emplois occasionnels dans le milieu scolaire. Nous nous entraidons en nous partageant nos offres d’emplois et d’autres ressources. Lorsque je suis arrivée à Bruxelles, je n’étais pas en mesure de me loger et j’ai été accueillie par un réseau de danseuses et de danseurs dans toute la ville. La fermeture des théâtres et l’annulation de tous les événements culturels a bien sûr impacté notre travail et par extension nos espaces sociaux. Pendant le confinement, cette connexion et ces échanges spontanés au sein de la scène culturelle bruxelloise m’ont particulièrement manqué. Au début, j’ai continué à travailler comme si de rien n’était ! J’ai fait du « télétravail », j’enseignais, j’écrivais, je lisais, je menais des entretiens et je proposais des cours sur Zoom, ce qui me permettait de garder une pratique physique tout en restant à l’intérieur de mon appartement. J’ai aussi cousu des masques pour une association basée à Bruxelles qui les fournissait ensuite aux soignant·e·s. Avec le recul, repenser à ces journées est insensé. Juste avant le confinement à Bruxelles, je venais d’enseigner dans différentes écoles en Belgique et en Suisse, je ne pouvais pas imaginer une seconde que j’allais être soudainement confinée seule dans mon appartement sans « travailler ». Après quelques mois, on m’a proposé de donner un cours technique dans un théâtre et j’ai saisi l’occasion car j’avais vraiment envie de poursuivre ce travail entamé pendant le confinement. Je développe une pratique artistique depuis plus de 15 ans et j’ai toujours essayé de réfléchir à la façon dont la performance pouvait faire partie d’une écologie d’idées à plus grande échelle. Je pense que cette façon de s’engager et de voir la danse est maintenant devenue cruciale pour maintenir un sens à notre pratique.

Comment envisagez-vous la saison à venir ?

Je traverse beaucoup de réflexions en ce moment – car beaucoup d’éléments de mon travail, comme la proximité et le toucher, restent problématiques. La danse et le toucher me manquent. Je travaille actuellement à une pratique de l’écriture pour questionner ces idées. La situation actuelle m’a donc donné la possibilité de m’engager dans certains éléments de mon travail d’une nouvelle manière. Je poursuis aussi des projets d’interviews que j’ai commencé en début d’année et qui portent sur des thèmes sur lesquels je travaille. Je collabore aussi avec la chercheuse Elvira Crois et nous organisons des conférences avec des artistes issu·e· du milieu de la danse. Le prochain événement a pour thème « Le consentement comme joie » et va se dérouler au STUK à Louvain le 26 novembre prochain. Nous croisons les doigts pour que ce rendez-vous ne soit pas annulé.

Photo Mazing © Alessandra Rocchetti