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Louise Vanneste « Poursuivre la lutte et revendiquer beaucoup plus »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 septembre 2020

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est habituellement l’occasion de faire le bilan de la saison passée. Cette année, ce temps initialement festif portait les stigmates de la crise sanitaire liée au Covid-19 qui a entraîné la fermeture des théâtres et la mise en suspens des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Pour cette quatrième édition des « Entretiens de l’été », nous avons pensé qu’il était essentiel de faire un état des lieux auprès des artistes mêmes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui ont subi de plein fouet cette brutale mise à l’arrêt. Cette période de pause imposée a été l’occasion de poser des mots sur des enjeux cruciaux des politiques publiques, ou de manière souterraine dans les pratiques personnelles des artistes, et de voir dans quelles mesures, pour certain·e·s, cette crise a questionné ou déplacé leur travail. Rencontre avec la chorégraphe belge Louise Vanneste.

Le secteur du spectacle vivant en Belgique a traversé de nombreux phénomènes sociaux ces dernières années : des coupes budgétaires dans la culture en Flandre, #meetoo, la transition écologique… Ces différents mouvements ont-ils impacté votre pratique, fait émerger de nouvelles réflexions dans votre recherche, votre manière de concevoir le travail ? Si oui, comment ?

Ce qu’il y a de positif avec ces événements, c’est que l’on devient plus concret. Quand l’étau se resserre, les langues se délient, les consciences s’élèvent. Pas toutes évidemment mais ça donne quand même de l’espoir. Il devient doucement impossible de ne pas prendre les notions d’égalité, de respect et d’écologie en compte. Elles sont étroitement liées. C’est par des actions concrètes que la transformation s’opère et que la lutte advient. J’ai l’impression que tous ces tremblements sociétaux, politiques, climatiques, détachent davantage ma personne d’un socle sur lequel j’étais encore bien ancrée. Ces événements déjouent les certitudes, la stabilité de ma situation.

Actuellement le terme décoloniser élargit sa définition. Sans oublier son sens premier (l’Occident colonisateur), il s’applique aussi à nous-mêmes : décoloniser nos modes de pensées, questionner nos façons d’agir. C’est très juste. Cela demande un profond questionnement individuel qui ne se limite pas à une simple réflexion ou une petite intention déculpabilisante. C’est de nouveau très concret. Tous ces mouvements agissent en moi comme un brassage qui provoque encore de nouvelles rencontres, d’autres pensées et images mentales qui induisent de nouvelles actions. Ces nouvelles réflexions déconstruisent indéniablement mes propres valeurs, érode et corrode mes acquis encore plus fort.

Sur le plan artistique je crains par contre que ces événements induisent une réception réduite de mon travail. Par exemple, je travaille avec les notions d’animalité, de nature et de végétal depuis toujours. Je n’aimerais pas qu’ils soient vus uniquement à travers le prisme de l’urgence climatique. Ce serait dommage que ces phénomènes imposent leur grille de lecture. Mais c’est peut-être une période inévitable à traverser pour provoquer un réel basculement. Taper sur le clou.

Pour ce qui est des coupes budgétaires en Flandre (60% pour les subventions au projet), elles ont été ramenées à leur niveau antérieur. Est-ce pérenne, ponctuel, dû à la situation de crise? Je ne sais pas. Mais la Flandre est très à droite politiquement pour le moment, ça n’augure rien de bon pour l’art.

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles questions, réflexions, amené à reconsidérer votre pratique, votre recherche, etc ?

C’est avant tout d’être avec les danseur⸱euse⸱s qui m’a manqué. Je peux être assez solitaire et une part de mon travail se fait par la lecture et l’écriture, ce que j’ai pu poursuivre pendant le confinement. L’autre me manque rarement mais dans ce contexte cette sensation m’est apparue. J’avais envie de voir mes collaborateurs danseurs.ses en mouvement avec ce que je leur partageais. En mouvement de pensée aussi. Il y a beaucoup de générosité dans un processus de création. Ce temps m’a aussi permis d’être plus déterminée sur la manière dont je veux être artiste au sein de ce monde, me réapproprier ce que je conçois de la vie, de l’art, du lien avec l’autre. Être en « lien avec la passivité du monde » détermine ce que je vais faire et comment je vais le faire. Il faut maintenant tenir pour ne pas (re)tomber dans les mauvaises habitudes et poursuivre la lutte et revendiquer beaucoup plus.

La crise du Covid-19 a révélé l’ampleur de la fragilité des structures culturelles. Comment le milieu de la danse en Belgique s’est-il organisé pendant le confinement ?

Les associations représentatives des artistes se sont très rapidement mobilisées pour faire face à la situation et faire front commun pour dialoguer avec le gouvernement. La RAC (Rassemblement des Artistes Chorégraphiques) a été très active. Le chômage temporaire, des aides aux structures (théâtre, compagnies, etc.) ont été mis en place. L’aspect administratif a néanmoins pu ralentir le processus, et les structures et personnes ont parfois dû attendre longtemps avant de bénéficier des montants nécessaires pour pallier le manque de rentrées financières. La crise a évidemment mis en exergue la précarité du milieu. Une banque alimentaire a été mise en place pour les artistes dans le besoin. Beaucoup ont dû demander l’aide de leur famille ou de leurs proches. Ce n’est simplement pas acceptable.

Le secteur de la culture (et de l’événementiel) a dû quand même taper du poing sur la table à l’approche du déconfinement. En juillet, une loi a été adoptée aux forceps pour que les artistes puissent bénéficier des mêmes avantages que les autres travailleurs ! A nouveau, et encore aujourd’hui, les politiques ne s’occupent pas suffisamment de ce secteur. Il faut se rappeler à leur bon souvenir, il faut aller dans la rue. Encore ce weekend dernier (6 septembre), a eu lieu un rassemblement d’un millier de personnes pour revendiquer un plan pour la culture et l’événementiel. Mais les fédérations sont maintenant consultées par les partis politiques sur un projet de réel statut spécifique aux intermittents des métiers du spectacle et de l’événementiel (ce qui n’existe pas encore légalement en Belgique). Il semble que les choses puissent enfin bouger et qu’une réelle prise de conscience pointe à l’horizon… Le chemin est encore long…

Charleroi danse, par exemple, a pour sa part, mis en place un fond d’aide aux dan- seurs.ses qui a très bien fonctionné. Vers le mois d’avril, les artistes résidents de Charleroi danse se sont réunis à distance à la demande d’Annie Bozzini et de son équipe. Il s’agissait d’imaginer un événement post-confinement en extérieur où les conditions sanitaires pouvaient être respectées. Cette anticipation nous a permis de mettre en place le festival Unlocked au début du mois de juillet. Ça a été un très beau moment ! J’ai adoré être associée à la programmation et à l’élaboration de ce festival.

Zoom a été mon meilleur ami/ennemi. Il m’a permis de rester en dialogue avec les structures avec lesquelles j’étais déjà en contacts et de poursuivre la mise en place des projets pour le futur. J’ai également pu donner un workshop en ligne aux étudiants de l’Université d’Amsterdam. Garder le lien avec les étudiants a été important pour eux et finalement très réjouissant pour moi malgré le zoom. On ne peut pas toujours travailler comme cela mais ça a eu du bon. Les étudiants ont dû travailler individuellement chez eux, cette autonomie était accompagnée ponctuellement. Cette solitude accompagnée leur a apporté beaucoup. On s’est finalement débrouillé pour transformer chaque projet en quelque chose de constructif, pour garder du lien. Mais je n’aurais pas pu le faire sans ma structure, ses collaborateurs administratifs et de production et le contrat-programme dont je bénéficie. C’est important de le souligner. Pour ce qui concerne ma structure Rising Horses, les réactions des institutions avec lesquelles j’avais un projet prévu au printemps 2020 ont été très rapides. Le Théâtre de Liège et son festival Corps de texte, où j’allais danser le duo Clearing avec Youness Khoukhou, suivi d’une présentation autour de mon lien avec la littérature, m’a proposé d’écrire un texte à propos de la soirée qui a été publié dans le supplément culture du journal Le Soir au début du confinement. C’était une très belle proposition qui m’a permis de créer un autre lien avec le public.

Avez-vous constaté des prises de conscience de la part de certains artistes, des théâtres, des changements structurels ou une remise en question des paradigmes du milieu du spectacle vivant pendant ou après le confinement ?

Le confinement a permis un temps de dialogue avec deux artistes chorégraphes de la Fédération Wallonie-Bruxelles et une structure de soutien à la danse, ce qui ne se faisait plus étant donné que l’on courrait toujours d’un lieu à l’autre, d’un projet à l’autre sans pouvoir partager quoi que ce soit. Nous avons mis en place un projet de lieu qu’on espère voir soutenu : un espace dédié à la danse, ouvert à d’autres disciplines où le temps est essentiellement consacré à la recherche. Un espace qui privilégie l’expérimentation avec des moments de solitudes et de partages où le produit fini n’est pas le but ultime, du moins pas directement et où l’on valorise le processus, le cheminement. Le valoriser auprès du public aussi. Créer une plus grande porosité. Désacraliser ! On désire un espace qui offre la possibilité toutes formes de partage artistique, un espace généreux et détendu, où l’on peut prendre le temps de la rencontre au sens le plus simple du terme. Cet espace naitra à Molenbeek.

Enfin, on parle forcément de plus en plus d’espaces extérieurs pour les spectacles. J’adhère complètement. Il ne s’agit pas de quitter les théâtres qui sont des lieux particuliers magnifiques, qui unissent des gens et où le noir de début de spectacle reste pour moi comme un petit nectar, un court moment à la fois d’apaisement et de réjouissance de ce qui va venir. Mais l’extérieur me donne l’idée d’une présence artistique qui se décloisonne, qui s’ouvre, où l’œuvre est aussi offerte à des passants, une (simple) présence de l’art. Cela me fait penser à ces jeunes danseurs à la gare du Luxembourg (gare proche des institutions européennes à Bruxelles) : j’y voyais souvent des petits attroupements de jeunes adolescents qui dansaient en groupe avec leurs mini enceintes portables. J’adorais ça ! Ça se passait dans les recoins de la gare avec quelques passagers en spectateurs timides, comme s’ils ne voulaient pas déranger. C’est un espace commun qu’ils s’appropriaient. J’en parle au passé car ils ne peuvent plus danser à cet endroit, c’est interdit. Allez savoir pourquoi…? Pour en revenir à l’extérieur, il y a aussi la question des enjeux écologiques : travailler à la lumière du jour lorsqu’il fait suffisamment chaud. Mais je me débats avec cette question. Moi qui aime travailler la lumière et la scénographie, qu’est-il encore raisonnable de faire ? Où mettre le curseur ?

Le confinement a automatiquement mit en stand-by vos projets en cours, vos répétitions et vos tournées. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre compagnie ou vos prochaines productions ?

Oui, il y a eu quelques annulations, des projets qui ne se sont pas concrétisés, qui se sont perdus dans le temps du confinement et dans l’embouteillage des reports et de la saison à venir. On va le sentir probablement lors des prochaines saisons. Quelques répétitions ont dû être annulées mais sans mettre en danger la prochaine création qui aura lieu normalement en mars 2021. Pour le moment, on reste encore fort dans le contexte de crise et on n’a pas encore pu prendre du recul. On va devoir continuer avec l’inattendu. Donc, oui, il y aura des conséquences mais je ne sais pas encore pu prendre la mesure de celles-ci. Y aura-t-il quelque chose de positif à en tirer ? Je le pense. Je reste optimiste. J’essaie d’en profiter pour ouvrir les perspectives. J’a la chance d’avoir répondu avant la crise du Covid 19 à l’appel à projet de Nos lieux communs pour le développement d’un nouveau projet en espace extérieur, Metakutse. Les perspectives sont donc assez positives. Je reviens d’ailleurs du festival Plastique Danse Flore qui a lieu dans le potager du Roi à Versailles. Grands espaces, air libre, ce qui augure de nouvelles expériences d’écriture chorégraphique.

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

Dans la continuité et dans la transformation. Je poursuis mes activités engagées et mon travail chorégraphique mais je tente la transformation partout où je pense qu’elle est nécessaire. Je veux laisser de la place à ces temps d’écoute, de laisser faire, de rien, de peu. Comme mentionné plus haut, je n’ai pas eu de grands chamboulements d’agenda. Nous allons retourner en studio avec l’équipe de la prochaine création 9 forays. Je poursuis la mise en place du projet de studio de recherche et mon travail artistique avec une attention donnée aux artistes plus précaires. Je n’ai pas une grande marge financière avec ma structure mais nous tentons par-ci par-là de soutenir des artistes qui sont dans un confort moins important, ou plutôt dans un inconfort réel. Nous tenons à leur donner une place dans l’agenda et les finances de Rising Horses.

Cette saison, Louise Vanneste est artiste associée à Nos lieux communs et y développe le projet Metakutse. Elle présentera sa prochaine création 9 forays les 10 et 11 mars 2021 aux Ecuries de Charleroi danse.

Photo © Laetitia Bica