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June Events : Faire l’expérience du vivant

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 17 mai 2022

Si les artistes n’ont pas attendu la crise sanitaire pour imaginer des créations en plein air, les projets chorégraphiques en extérieur semblent aujourd’hui jouir d’une nouvelle visibilité dans un contexte marqué par la crise environnementale. Concerné·e·s par la question écologique, de nombreux·ses chorégraphes viennent mettre au cœur de leur recherche ce nouveau rapport à la nature, en écrivant de nouveaux récits avec le vivant et en expérimentant des manières alternatives de faire l’expérience du monde, du paysage, d’environnements dits naturels. Cette année, le festival June Events accueille plusieurs artistes qui ont fait le choix de déplacer leur travail en dehors du théâtre, au contact de la nature et du vivant, avec des créations pensées en deux volets : une version pour l’extérieur et une version pour la boîte noire du théâtre. Rencontre avec Daniel Linehan, Vania Vaneau, Marion Carriau et Magda Kachouche.

Vania, Magda, Marion, Daniel, vos dernières créations respectives ont la particularité d’avoir été pensées en deux volets : une version pour l’extérieur et une version pour théâtre. Comment est née l’idée/l’envie d’une pièce en deux versions dedans/dehors ?

Daniel Linehan : Il y a quelques années, j’ai commencé à me promener plus régulièrement en forêt, dans la Forêt de Soignes, au sud de Bruxelles. J’ai découvert plus tard les recherches scientifiques sur les effets curatifs du temps passé dans la forêt, mais avant de connaître cette information, je ressentais déjà ces effets dans mon corps. J’aimais l’idée de passer plus de temps dans la forêt, pour aider à créer une forme d’équilibre pour moi qui vit et passe la plupart du temps dans le centre de la ville. En 2019, pendant la période de création de ma précédente pièce sspeciess, j’ai amené les danseur·se·s dans la forêt pendant une journée pour travailler. Dans ce projet, nous y abordions des thèmes écologiques et l’importance d’accorder plus d’attention à notre environnement, comment nous sommes influencé·e·s par l’environnement et comment l’environnement nous change. Cette journée de répétition en pleine nature a été très inspirante pour moi : j’ai beaucoup aimé le temps que nous avons passé à écouter la forêt, et j’ai adoré voir les corps des êtres humains danser, respirer et se déplacer parmi les autres êtres vivants et éléments dansants : les arbres, les oiseaux, le vent, la terre, etc. J’ai voulu passer plus de temps à danser à l’extérieur et c’est là que j’ai décidé que mon prochain projet allait se composer en deux volets : une version pour le théâtre et une version pour la forêt.

Marion Carriau & Magda Kachouche : Dès les prémices du projet, nous avons eu le désir de créer une forme qui soit nomade, qui puisse s’installer partout. Nous partageons également très fortement ce besoin de passer plus de temps au contact du dehors et du Vivant, tout autant que de déplacer le travail hors des sentiers battus. La dimension plastique et liée au paysage étant très présente dans Chêne Centenaire, nous avons cherché à travailler avec et au sein de structures ouvertes à ces questions. À l’Abbaye de Maubuisson (Site d’art contemporain du Conseil départemental du Val-d’Oise, ndlr.), qui nous a accueillies sur le tout premier temps de recherche, nous avons pu à la fois expérimenter en intérieur, et en extérieur (l’Abbaye de Maubuisson est au cœur dans un parc de 10 hectares, ndlr.). Cette plasticité là nous a portées, et est apparue comme étant constitutive de l’histoire que nous avions envie de raconter : un récit sur un futur possible, dans un monde où les relations s’entrelacent entre toutes et tous, humain·e·s et non humain·e·s. Dans Chêne Centenaire, il y a l’idée, la tentative de s’appuyer sur les principes du Vivant : nous parlons ainsi souvent d’une pièce épiphyte, comme la plante : qui pousserait, s’installerait potentiellement partout en s’adossant à des supports préexistants. Pour nous donc, les espaces spectaculaires dédiés, mais aussi les parcs, forêts, ou dalles de béton.

Vania Vaneau : Je pense que ce déplacement à l’extérieur traduisait l’envie que le travail ne reste pas dans les lieux et les formats déjà pensés pour lui, comme les institutions, les studios, les théâtres. Je souhaitais que cette création soit liée à une expérience vivante. Être dans la nature, c’était une manière de raviver ce lien, d’aller à la racine, vers l’expérience, pour créer quelque chose qui m’était impossible de produire dans un endroit dédié à la création. En même temps, en arrivant dans un lieu naturel, j’étais aussi assez vite dans la composition : ce n’était pas qu’une expérience intime, privée, mais déjà une emprise de l’espace, où il me fallait ajouter des matières venant d’ailleurs, pas forcément naturelles. Il s’agissait de réaliser une rencontre de contextes, de mondes et de temporalités différents. Ensuite, lorsque je me suis attelée à la version pour le plateau, j’ai fait le chemin inverse en intégrant des éléments naturels sur scène. Les deux versions ont la même écriture dans des contextes très différents, ce sont deux faces de la même pièce.

Vos pièces ont été en partie fabriquées en extérieur, au contact de la nature. Comment ce nouveau contexte a-t-il généré de nouvelles manières d’envisager votre travail ?

Vania Vaneau : Travailler dehors, dans la nature, change le rapport au temps et à l’idée même de « production » qui me donne une sensation de bi-dimensionnalité, je pense qu’en allant travailler dehors j’essayais de retrouver de l’épaisseur, quelque chose de multidimensionnel et multi-sensoriel et de contourner l’attente du résultat ou au moins de le retarder. Il s’agissait quelque part d’inventer des fictions dans le réel de la nature et d’amener un peu de réel dans l’espace du théâtre. De créer une façon de vivre/travailler dehors, dans la forêt, sur un volcan, sous la pluie, sous le soleil, dans le vent, à côté des animaux, des gens qui passent et demandent ce qu’on fait… Se réveiller et marcher sur l’herbe ou sur les pierres volcaniques pour aller travailler, avoir la possibilité d’être dans un « décors » unique et différent à chaque résidence, un lieu vivant… C’était aussi la possibilité de travailler avec d’autres matières qui étaient déjà là, des pierres, des arbres, le ciel et ne pas juste les visualiser ou les représenter. Déplacer le travail en extérieur a engendré un autre type de corps, à la fois « opérateur » et affecté par  les sensations et l’imaginaire que le contexte naturel proposait : une forme d’animisme inspiré des cosmologies amérindiennes ou encore de l’extrême sensorialité du Butô…

Daniel Linehan : Contrairement à un studio de danse, j’ai beaucoup moins de contrôle lorsque je travaille en extérieur dans la forêt. En tant que danseur·se·s, nous devons prêter beaucoup plus attention à l’imprévisibilité et au manque de contrôle : la température, les sons ambiants, l’équilibre sur un sol accidenté, etc. Lors de ma formation en danse, l’accent était mis sur le contrôle : le contrôle du corps et l’écriture des mouvements. Avec ce projet, j’ai abandonné tout cela. Il ne s’agissait pas de contrôle, mais d’écoute. J’ai donc développé des pratiques permettant d’écouter réellement avec tout le corps. J’ai développé des pratiques de danse pour nous aider à devenir plus sensibles à la vivacité de nos corps, de nos sens, et à la vivacité qui nous entourait dans la forêt.

Marion Carriau & Magda Kachouche : Nous avons commencé à travailler sur la version extérieure seulement fin avril 2022, avec une résidence au centre d’art de La Chambre d’Eau en partenariat avec le Gymnase, CDCN de Roubaix. Nous terminerons à l’Atelier de Paris / CDCN fin mai et la pièce sera créée le 11 juin au Parc Floral, dans le cadre du festival June Events. Nous avons donc d’abord écrit une version pour le dedans, puis avons déplacé la recherche et l’écriture dehors, alors que la version pour plateau avait déjà vu le jour. L’expérience de ce déplacement a été une véritable révélation, et nous a permis non seulement de créer la version extérieure de la pièce , mais aussi de remodeler la version intérieure, d’en comprendre le chemin avec beaucoup plus de netteté. Dehors, le paysage nous précède, il est habité, bruyant, plein, souverain. Il nous a permis d’essentialiser l’écriture, et de replacer au centre nos présences, en relation avec l’espace et ses habitants.

La crise sanitaire a donné lieu à de nombreux projets en plein air, cependant la danse n’a pas attendu la pandémie pour sortir des théâtres et s’aventurer en pleine nature. Comment voyez-vous ce regain d’intérêt de la part de certain·e·s artistes pour les projets dédiés aux espaces naturels ?

Vania Vaneau : En effet, la pandémie et la conscience de la situation écologique dans laquelle nous vivons peut être une invitation à chercher d’autres façons de travailler. En voyant les dégâts causés, dans tous les domaines aujourd’hui (politique, anthropologique, philosophique…) la question du rapport de l’humain avec l’environnement est aujourd’hui inéluctable. Mais cette réflexion ne s’applique pas uniquement aux espaces naturels car l’Homme est à inclure dans cet environnement :  il est question ici du rapport à son propre corps et à ceux des autres (humains ou non), au soin, aux liens entre la sphère individuelle et collective, jusqu’à un niveau cosmique. Depuis longtemps la danse se fait aussi en extérieur, parce que c’est là d’où elle vient. Parfois par nécessité d’espace et peut-être par un besoin de se relier à la vie, à la nature ou à la société de façon plus large ou plus directe en ouvrant les frontières des lieux et des publics concernés. Ce sont des questions à se poser et se reposer continuellement… Qu’est-ce que l’art et où a-t-il lieu ?

Daniel Linehan : Ce désir d’emmener ma pratique artistique en extérieur est apparu avant la crise sanitaire. Je crois que la crise écologique plus large qui se construit depuis des décennies est de plus en plus présente dans notre conscience collective. Dans la culture occidentale, nous avons hérité de nombreuses façons limitées de penser la nature et d’idées selon lesquelles les humains devraient dominer la nature. Ces idées limitées doivent être révisées. Nous devons développer de nouveaux modes de relation avec notre planète vivante, et trouver des modes de relation différents avec les autres êtres vivants, des relations plus réciproques et plus équilibrées. Nos corps humains, comme les corps des oiseaux et les corps des arbres, sont constitués de cellules vivantes qui veulent continuer à vivre et qui créent spontanément de la beauté dans ce monde. En tant qu’êtres humains, nous devons redécouvrir nos liens communs avec d’autres formes de vie et trouver un nouveau but dans la manière dont nous voulons prendre soin de cette vie. Je crois que ces réflexions deviennent de plus en plus évidentes dans notre communauté, et de nombreux·ses artistes explorent différentes manières d’entrer en relation avec nos compagnons terrestres.

Marion Carriau & Magda Kachouche : Le désir que cette pièce puisse habiter différents espaces et contextes, dedans et dehors, est pour nous aussi antérieur à la crise sanitaire. D’abord, c’est une pièce qui répond à notre besoin de parler de l’urgence climatique et écologique, de nous questionner ensemble sur nos façons d’habiter la Terre. C’était une évidence, voire une condition pour nous, de fabriquer autour de cette question à partir de différents contextes, et en relation avec le Vivant : le sujet de la pièce nous y a projeté. C’est aussi un goût, une appétence très forte que nous avons l’une et l’autre pour la malléabilité, la plasticité de l’objet spectaculaire. 

Photo Listen Here: These Woods, Hiatus © Danny Willems.

30 mai, Listen Here: These Woods de Daniel Linehan, au Bois de Vincennes
1er et 2 juin, Listen Here: This Cavern de Daniel Linehan au Théâtre de l’Aquarium
7 juin, Nebula de Vania Vaneau, à l’Atelier de Paris CDCN
8 juin, Nebula de Vania Vaneau, au Bois de Vincennes
9 juin, Chêne Centenaire de Marion Carriau & Magda Kachouche, à l’Atelier de Paris CDCN
11 juin, Chêne Centenaire de Marion Carriau & Magda Kachouche, au Bois de Vincennes