Photo © Célia Gondol

Vania Vaneau « Arriver à être radicalement vivant »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 février 2021

La crise sanitaire a révélé l’extrême fragilité de l’écosystème du milieu de la danse. Il est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui subissent de plein fouet cette mise à l’arrêt. Dans cet entretien, la danseuse et chorégraphe Vania Vaneau revient sur les conséquences de cette catalepsie générale sur sa pratique et le processus de création de sa prochaine pièce Nebula. Rencontre.

Comment avez-vous vécu le premier confinement ?

Le premier confinement a été d’abord un choque, un énorme frein qui bousculait tous les élans, comme le barrage d’un fleuve… Nous avions l’impression de vivre une chose surnaturelle, inhumaine et c’est à peu près ce que c’était, même si l’homme en est pour beaucoup là-dedans… Pour ma part, je m’apprêtais à jouer ma dernière pièce ORA (Orée) au TJP de Strasbourg dans le cadre de leur Festival les Giboulées. On attendait cette date avec impatience puisqu’avec tous les aléas de la diffusion, on n’avait pas joué la pièce depuis sa création, presque un an auparavant… Ce fut donc une grande déception à ce moment-là, une première parmi celles qui ont suivi… Puis en cultivant la patience et l’autodiscipline, ce long temps étiré a pu quand même avoir des bénéfices, justement dans la possibilité de ralentir un rythme toujours trop pressé, une certaine pression et dispersion de la vie de tournées, de créations, de gestion de la cie. qui ne laissent pas toujours le temps de se poser, réfléchir, chercher, échanger sans courir… Il y avait aussi quelque chose de puissant dans cette expérience du silence et du désastre… C’est bizarre de le dire, mais cette situation catastrophique faisait ouvrir aussi un autre état d’être, avec des nouveaux possibles. Se familiariser avec l’inconnu et l’incertitude a créé un sentiment de vulnérabilité individuelle mais à la fois une unité globale d’un point de vue sociétal. Il y a un potentiel de changement, d’urgence de changer les logiques établies entre les choses et le rythme de vie imposé. Comme dit Jean-Paul Engélibert dans son livre Fabuler la fin du monde « La table rase est le seuil de l’utopie »…

Comment ce premier confinement a-t-il affecté votre travail ?

Dans un premier temps, la grande différence a été de passer de pratiques collectives à des occupations plus solitaires. Lorsqu’on voyage toutes les semaines, qu’on a toujours une valise prête à partir pour rejoindre un groupe, une équipe un nouveau lieu, des nouvelles villes et pays, c’est surprenant de se retrouver à habiter un même appartement, un quartier, une ville, de s’imposer à soi-même une routine et de se réveiller tous les matins avec une sensation qu’une catastrophe est arrivée et que ce n’était pas un rêve ou une fiction. Mais le freinage qui pouvait être apaisant et la pratique de la patience, malgré les infos inquiétantes qui tournaient sans cesse, s’est remplacé petit à petit par une sensation d’ennui, d’étouffement et d’inquiétude… Les réunions par Zoom et toutes les problématiques à gérer suite aux incertitudes, annulations, reports ont occupé et préoccupé le temps de façon de plus en plus nerveuse et épuisante. On ne savait pas encore que cela allait durer aussi longtemps mais on sentait déjà très fortement l’impact et la menace sur notre travail et plus profondément sur le sens de ce qu’on fait.

De nouvelles occupations ont-elles émergées pendant votre baisse d’activités ?

L’absence de déplacements, de résidences et tournées et la situation extraordinaire, a multiplié les réunions d’équipe au sein de la compagnie Arrangement Provisoire, dont je partage la direction artistique avec Jordi Gali. La situation d’urgence nous demandait d’être malgré la distance, plus présents et plus soudés. Ce moment nous a permis de prendre le temps d’organiser, réfléchir et poser des choses qu’on avait initié mais dont on n’avait pas toujours le temps de s’occuper. Comme par exemple la réflexion, rédaction et mise en ligne de ce qu’on appelle le « Pole Transmission » qui regroupe les projets pédagogiques qu’on mène. Ce sont des projets d’ateliers, participatifs ou de création en partage, avec un volet de recherche qui vient aussi creuser des intérêts pédagogiques en relation avec les processus de création… Ce temps « à part » a confirmé ainsi notre besoin et désir de continuer à développer des laboratoires de recherche avec la conviction que la production et la diffusion des pièces n’est pas la seule activité artistique valable, que le temps et l’espace de recherche, de rencontres, de partage de pratiques et de réflexion communes nous manquait et avec l’intuition que c’était le moment de leur donner plus de place.

La crise sanitaire a coïncidé avec une longue période de recherche pour ta prochaine création. Cette situation a-t-elle provoqué de nouvelles réflexions sur ton travail ?

Il y a des sentiments et des réflexions qui étaient déjà présents et qui ont trouvé encore plus d’affirmations dans cette situation. Par exemple, la question du temps et des cadres accordés à la création et à la réalisation des projets, le type et la qualité des rencontres avec le public, les lieux d’accueil, les institutions, etc. Ce sont des préoccupations qui habitent l’intégralité des projets que l’on fabrique au sein de la compagnie Arrangement Provisoire et qui étaient aussi particulièrement présentes lors du premier élan d’élaboration de Nebula, solo sur lequel je travaille actuellement. Pour ce projet, je suis partie d’un désir d’imaginer la création comme expérience, d’avoir une proximité avec le public et avec les collaborateurs du projet, dans un cadre plus performatif ou spontanée, en questionnant un peu l’idée d’une pièce comme « produit ». Cette crise pose globalement la question même de la production, à tous les niveaux, autant pour la production des spectacles et de l’art que celle plus large d’un système capitaliste effréné… Nebula résonne avec l’état actuel du monde qui était déjà latent lors de l’élaboration du projet et qui s’est révélé réel et présent avec la crise sanitaire. Ce projet part d’un désir urgent de renouer avec la nature, une nature qui serait déjà détruite. Le choix a été donc de travailler dans un premier temps dehors, en milieu naturel et plus particulièrement dans des forêts. Le format solo a bien coïncidé avec la période de distanciation : j’ai pu m’isoler lors de résidences avec Slow Danse (près de Nantes) et L’Essieu du Batut (en Aveyron) tout en faisant des vraies rencontres avec les organisateurs, les habitants et avec Célia Gondol avec qui je travaille, entre autres.

En tant que danseuse, la pandémie a-t-elle bouleversé ton rapport au corps de l’autre ?

Juste avant l’arrivée de la pandémie en janvier, j’ai organisé un laboratoire au CDCN Le Pacifique à Grenoble, qui s’appelait Zones de Contact et qui était justement centré sur la question de la relation, du toucher, des liens, enchevêtrements et contaminations, de l’espace entre les corps, les choses, et l’environnement. La peau, la porosité, est un élément central de mon travail que ce soit entre les corps, entre les corps et les matières qu’on utilise ou encore entre les corps en scène et le public. Ce sont des contacts qui peuvent être plus ou moins proches, j’aime bien l’idée de la télépathie ou des liens à distance, le lien par la voix, etc. par contre, toute cette production sur internet, par vidéo, les danses seuls dans les salons, les pièces en streaming me semblent tuer l’essence même de notre métier. Ce n’est pas inutile et c’est pratique et amusant d’avoir cette possibilité de faire des choses à distance, mais ça me semble un peu épuisant et frustrant… On doit être très inventif et volontaire pour rester créatif et garder le lien avec ces nouveaux outils qu’on développe. Comme tout le monde je fais aussi cet exercice mais je résiste à accepter que ça soit la nouvelle normalité. Il me manque énormément de retrouver mes amis, collègues, faire partie d’une communauté présente, qui bouge, joue, transpire, construit et fait exister d’autres mondes, dans l’échange et avec la présence d’un public qui lui aussi tousse, pleure, rigole… et qu’on s’embrasse à la fin… !

La pandémie va rendre plus difficile la circulation de la danse, aussi bien en France qu’à l’international. Jordi Gali et toi avez l’habitude de présenter votre travail à l’étranger. Avez-vous discuté de ces questions au sein de la compagnie ?

Oui la crise actuelle nous pousse à agir plus localement ; les déplacements et les voyages sont intrinsèques à notre métier, ça pose réellement la question d’un changement de paradigme. Je suis moi-même étrangère en France, même si j’y habite depuis une quinzaine d’années… Les voyages en avion sont inévitables pour moi si je veux voir ma famille qui est au Brésil. Ce moment pose aussi des questions de lieu d’appartenance, d’éthique, de responsabilités communes… La crise climatique était déjà présente depuis longtemps mais aujourd’hui ça nous frappe encore plus à la figure. Au sein d’Arrangement Provisoire nous avons mis en place dès le début du premier confinement un « chantier écologique » qui sont des temps de réunions avec l’équipe administrative, technique et des personnes invitées, pour réfléchir et mettre en place des démarches « éco-responsables » parmi nos activités. Plusieurs choses et pistes sont discutées pour arriver à prendre des initiatives à notre mesure, que ce soit au niveau de notre matériel de bureau, de la scénographie et costumes des pièces, de l’alimentation, des hébergements et transports en résidence et en tournée, ainsi que la possibilité d’inclure un pourcentage destiné à des dons à des associations ciblées dans nos budgets. Pour la question des tournées il se pose particulièrement la question des dates isolées et/ou lointaines, s’il y a un travail possible à faire avec et entre les structures d’accueil pour coupler des dates dans une même région, favoriser les séries de représentations ou des dates couplées de rencontres et ateliers pour un temps et une qualité de rencontre plus importante avec chaque lieu. De nombreuses questions découlent de ces réflexions : Un artiste doit-il et peut-il à un moment donné refuser certaines conditions de tournée ? Est-ce que nous voulons ou pouvons travailler exclusivement avec des collaborateurs qui sont géographiquement proches de nous ? Présenter le travail plus localement… ? Comment continuer à tisser des liens, se déplacer, partager le travail avec des personnes, des publics et des lieux variés, ce qui reste essentiel dans notre travail. Certaines questions et contraintes semblent difficiles à résoudre, mais c’est évident que c’est possible et nécessaire de mettre en place des projets et des façons de travailler plus conscientes et réjouissantes pour tous.

As-tu constaté des changements de paradigmes dans le milieu de la danse ?

Au début du premier confinement, c’était assez frappant de voir l’esprit de solidarité et d’horizontalité qui se créait entre les artistes/compagnies et les structures qui se retrouvaient dans la même difficulté face à l’incertitude de la situation. Aussi, c’était nouveau d’entrer dans l’espace plus personnel et intime des personnes avec qui on a l’habitude d’avoir des rapports purement professionnels, quelque chose de plus humain et simple transparaissait. Les échanges étaient nombreux, c’était nouveau d’avoir des réponses longues et attentives à des mails de la part de certains directeurs ou programmateurs, et en tant que porteur de projet c’était important aussi de prendre soin de la structure et des personnes qui y travaillent. Cet esprit de rassemblement qui s’est créé malgré et à cause de l’isolement a donné le jour à plusieurs groupes de discussion pour penser l’avenir de nos pratiques. Des groupes locaux entre artistes, entre compagnies et lieux, nationaux et européens. S’est révélé alors le manque habituel de dialogue et de compréhension des problématiques et difficultés respectives dans un système un peu trop rigide entre les politiques, les institutions, les lieux et les artistes. Ces espaces d’échanges qui se sont créés sont très riches, il semble évident qu’il faut créer et réinventer ensemble d’autres possibles. Espérons que ce dialogue qui s’est établi à ce moment d’urgence continue et porte ses fruits.

Les théâtres et les lieux culturels ont à nouveau fermé leurs portes pour une durée indéterminée. Comment vivez-vous cette nouvelle période ?

C’est frustrant, c’est long et c’est inquiétant de voir comment on s’y habitue. Être empêché de faire notre activité provoque un sentiment d’injustice, parfois de révolte. C’est une nécessité vitale, physique et intellectuelle… Faire exister malgré tout un temps de création prend parfois des formes de résistance. Ces moments de résidence qui ont pu être maintenus pour certains sont salvateurs dans ce sens. Aussi, il me semble que les représentations à destination des professionnels reçoivent une attention et un engagement très fort de la part de tous. Il y a beaucoup d’émotions, on sent la préciosité, l’interdépendance des artistes, des organisateurs, des programmateurs, des publics… Peut-être faut-il essayer de compenser le deuil par la création, chercher de l’énergie souterraine, des germes de vie à préserver et nourrir, prendre soin et nourrir les liens… Aujourd’hui il y a comme une tension entre la nostalgie d’un monde d’avant et l’espoir d’un monde meilleur à venir, mais aucun des deux n’apaise vraiment… Nous avons du mal à nous projeter dans le temps et nous pouvons même sentir l’impossibilité de rêver. Il y a une perte de repères, un manque de maîtrise et du sens des choses… Demain, nous verrons sans doute des stigmates de toute cette transformation. Je ne sais pas comment sera le futur, il faudrait déjà essayer de savoir comment vivre dans ce présent. J’ai le sentiment qu’il faut dilater ce temps présent, utiliser l’imagination comme forme de résistance aux contraintes, aux empêchements, aux règles et protocoles. J’aimerais que demain soit aussi le temps de laisser plus de place au féminin, à la force de l’intuition et au courage d’une certaine douceur… Arriver à être radicalement vivant.

Photo © Célia Gondol