Photo © anna van waeg

Ula Sickle, The Sadness

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 26 octobre 2020

Artiste transdisciplinaire, Ula Sickle développe depuis de nombreuses années une pratique chorégraphique expérimentale en lien avec la musique. ​Sa nouvelle création ​The Sadness trouve son inspiration dans le sadcore et le sad rap, deux sous-genres musicaux aux ambiances mélancoliques et sombres. Animée par la pensée du philosophe écologiste Timothy Morton et par des réflexions sur l’urgence climatique, la chorégraphe imagine un concert chorégraphique ​aux airs de​ rite funéraire pour la planète. Rencontre.

Au regard de vos dernières pièces, nous pouvons constater que la musique prend de plus en plus de place dans votre recherche chorégraphique. Comment cet intérêt a-t-il évolué au fur et à mesure des projets ? 

Le son a toujours été un élément fort dans mon travail. Dés mes premières pièces je voulais que la partition sonore soit originale, écrite pour et avec la chorégraphie. Puis progressivement mon intérêt s’est développé pour des formes où le son est joué ou mixé en direct pendant le spectacle, et idéalement, par les interprètes eux·elles-mêmes. Je pense que ce qui m’intéresse dans cette approche c’est que la danse est dans son essence déjà rythmée et musicale. Puis inversement, la composition et l’interprétation de la musique ont une dimension chorégraphique. J’ai eu la chance de pouvoir travailler assez étroitement avec de grands musicien·ne·s. J’ai réalisé plusieurs pièces avec l’artiste sonore Yann Leguay où les mouvements, la respiration et les voix des interprètes sont amplifiés et mixés en direct, devenant ainsi la partition sonore qui accompagne leur danse. J’ai exploré la résonance de la voix en relation avec le corps, le mouvement et l’espace avec la chanteuse norvégienne Stine Janvin. Nous avons collaboré ensemble dans ​Prelude (2014), ​Tunings (2017) et les performances ​Scores for Body and Voice (2019) pour lesquelles elle a composé une partition vocale pour les interprètes. J’aime lorsque les danseur·se·s utilisent leurs voix sur scène, c’est pour moi une expérience très intime. J’ai aussi travaillé avec un DJ pour Kinshasa Electric (2014) et Extended Play ​(2016). Dans ​Kinshasa Electric,​ la musique est mixée en direct par ​Daniela Bershan ​sur scène tandis que dans ​Extended Play les danseur·se·s ​composent en live des morceaux à base de samples de musiques populaires sur une application pour iPad conçue ​spécifiquement pour le spectacle. Pour la nouvelle création ​The Sadness​, l’objectif était d’écrire et d’interpréter notre propre musique. Cette nouvelle création est moins exubérante que les précédentes, la pièce est plus feutrée, mélancolique, seuls les gestes essentiels subsistent…

Vous multipliez également les projets in situ, notamment dans les musées. Ces lieux permettent d’imaginer de nouvelles écritures de l’espace entre les interprètes et le public.

J’ai exploré ces dernières années différentes manières d’utiliser les possibilités qu’offre l’architecture du théâtre. En tant que spectatrice, j’ai l’impression que certains aspects sculpturaux de la danse se perdent lorsqu’on ne la regarde que de face. Performer in situ ou dans un espace pluri-frontal permet d’ouvrir cette nouvelle dimension. Lorsque quelque chose attire mon attention ou m’intéresse, j’aime pouvoir prendre le temps dont j’ai besoin pour apprécier pleinement ce que je regarde ainsi que le moment présent. Je suppose que la plupart des artistes ne seraient pas d’accord avec moi, mais j’aime personnellement concevoir mes spectacles comme un expérience dans laquelle on peut choisir de s’engager ou non. C’est pour cette raison que j’aime les musées et les galeries d’art : chaque visiteur·se peut choisir son propre rythme et ce qu’il·elle veut regarder. D’un point de vue architectural, j’aime beaucoup travailler avec les caractéristiques physiques d’un lieu et avec les qualités particulières qu’il présente – comme la résonance ou les éléments qui bloquent la vue : les murs, les piliers, les coins, etc. – habituellement absentes sur une scène de théâtre. Prendre en compte ces nouvelles propriétés architecturales offre des possibilités vraiment passionnantes lorsqu’on finit par accepter que le public n’aura qu’une vision fragmentée de la performance. Pour ​The Sadness j’avais imaginé un dispositif en libre circulation dans lequel les interprètes pouvaient se déplacer dans le public et même s’allonger et chanter très près de lui. Mais la pandémie actuelle nous a obligé·e·s à revoir la mise en scène : les interprètes jouent désormais à distance, sur une sorte d’île constituée de terre, entouré·e·s par les spectateur·rice·s. Ce nouveau dispositif donne des airs de rituel à la performance, presque comme un rite funéraire.

Retrouvez-vous des fils rouges de pièce en pièce ?

Il y a beaucoup de continuité dans mon travail. Une création donne toujours naissance à une suivante, un peu comme des poupées russes. Même si j’ai tendance à varier entre des projets d’inspiration pop et d’autres plus abstraits, ces deux univers restent très liés. Les spectacles ​Solid Gold (2010), ​Jolie (2011), K​inshasa Electric​, ​Extended Play et maintenant ​The Sadness sont tous fortement inspirés par la culture pop. Même si ces œuvres sont formellement très différentes les unes des autres, il y a toujours des éléments d’une pièce qui apparaissent dans la suivante ; c’est parfois la façon dont une séquence chorégraphique est déconstruite et modifiée, ou la façon dont le son de la voix est traité, etc. Les pièces comme ​Light Solos ​(2013), Prelude,​ ​Relay (2018) et ​Scores for Body and Voice sont beaucoup plus abstraites d’une certaine manière, mais il y a souvent une référence concrète à leur origine. Par exemple, ​Relay e​st un extrait d’​Extended Play (où des performeur·se·s agitent de grands drapeaux noirs) que j’ai prélevé et développé de manière autonome en performance de 6 heures où plusieurs interprètes se relaient. En 2018, j’ai eu la chance d’imaginer une exposition chorégraphique, ​Free Gestures, qui a duré trois semaines et demie dans les galeries du château Ujazdowski à Varsovie. C’était la première fois que je travaillais dans un format “d’exposition”. J’ai demandé à cinq auteur·rice·s de fiction d’écrire des monologues. Les textes répondaient tous à la question suivante : comment l’idéologie apparaît-elle au niveau de nos corps et du langage quotidien ? Comment notre réalité capitaliste contemporaine s’est-elle inscrite dans nos gestes ? Le résultat a été une série de solos joués simultanément dans différents espaces du musée, laissant au · à la spectateur·rice le soin de passer d’une salle à une autre et de faire des liens entre les différentes performances présentées. Certains « échantillons » chorégraphiques performés faisaient référence à des danses virales aujourd’hui présentes dans l’imaginaire collectif. Le solo du drapeau a même fait une apparition dans le hall d’entrée principal du musée. Ma nouvelle création ​The Sadness ​poursuit cette recherche qui prend sa matière dans la culture pop, ici fortement influencée par le sadcore et le sad rap. 

Comment avez-vous découvert le sadcore et le sad rap ? D’où vient cet intérêt pour ce genre en particulier ? 

C’est presque anecdotique en fait. Je parlais avec une amie de New York qui est musicienne et qui me disait que ses ami·e·s écoutaient du sad rap lorsqu’il·elle·s se sentaient déprimé·e·s par la politique américaine, comme un baume pour leurs frustrations. Je trouve ce genre de musique intéressant car la tristesse et la mélancolie ont toujours eu une mauvaise réputation, en dehors des rituels de deuil : notre culture occidentale a pour habitude de les rejeter ou de les pathologiser. Ainsi, la tristesse, ou disons la dépression, serait uniquement une maladie et non un état que nous pourrions connaître collectivement pour une raison valable. Je suis persuadée qu’il existe des formes de dépression qui résultent simplement de l’état des choses, aux sentiments d’inertie ou de frustration que nous éprouvons collectivement, comme la crise climatique. La pandémie de la Covid-19 a en quelque sorte mis cela en évidence, je le ressens. Mais le sad rap ne parle pas nécessairement de sujets comme la crise climatique, il s’agit plus d’une question de chagrin et d’ennui. Il s’agit plus d’une angoisse adolescente, avec une préoccupation pour la sédation et la mort que je trouve à la fois fascinante et dérangeante. Ce n’est pas vraiment une musique pour faire la fête… Je pense que c’est peut-être le genre de proses que nous, les humain·e·s, pourrions avoir pour parler de l’extinction de l’Holocène… C’est un peu tordu bien sûr, mais j’ai pensé qu’il pourrait y avoir quelque chose de reconnaissable dans cet imaginaire. Il est très difficile de parler de la crise climatique sans devenir moraliste ou didactique. Nous sommes tous à la fois victimes et coupables. C’est une position très privilégiée que de pouvoir en parler de cette manière, à une distance relativement sécuritaire. De nombreuses personnes sont déjà en première ligne. 

Pouvez-vous revenir sur la genèse de The Sadness ? 

The Sadness trouve sa genèse dans ​The end of the world has already happened, un podcast en plusieurs épisodes réalisé par le philosophe écologiste Timothy Morton pour la BBC. Dans ce podcast, il explique que nous sommes en train de vivre une série d’événements irréductibles qui nous conduiront à notre possible excitation en tant qu’espèce. C’est une lourde conclusion. A partir de ce premier document, j’ai proposé à plusieurs ami·e·s de travailler autour de ces réflexions. J’ai invité l’écrivaine et poète Maru Mushtrieva qui a dirigé un atelier d’écriture pendant les premières semaines et la romancière néerlandaise Persis Bekkering qui a rejoint le projet en tant que dramaturge. Pendant le confinement, nous nous sommes rencontré·e·s en ligne, avec les artistes, pour écouter des conférences ou des podcasts et pour lire des articles sur l’urgence climatique. Plusieurs ouvrages ont marqué notre attention : ​Dark Ecology de Timothy Morton, ​The Posthuman de Rosi Braidotti, ​Hauntology de Mark Fisher, par la théorie de la Sad Girl d’Audrey Wollen ou par l’approche plus psychologique de la mélancolie de Julia Kristeva dans ​Soleil noir. E​n parallèle de cette recherche théorique, nous avons écouté beaucoup de musique et disséqué les paroles des chanteur·se·s et des rappeur·se·s que nous aimions : XXXtentacion, Corbin, Triad God, Lil Peep, Yung Lean ; mais aussi des artistes qui ne sont pas typiquement associé·e·s au genre, comme Saul Williams, Lana Del Rey, Kim Gordon et Frank Ocean. 

Comment avez-vous traduit cette recherche théorique en matériaux chorégraphiques ? 

La recherche chorégraphique est arrivée plus tard. J’ai récolté beaucoup de vidéos sur internet, des chorégraphies de particuliers trouvées sur Youtube ou sur l’application TikTok. Au final, nous n’avons gardé qu’une seule référence concrète : la danse « Renegade » de Jalaiah Harmon. Il s’agit d’une chorégraphie de quelques secondes réalisée par une jeune fille de 14 ans d’Atlanta qui l’a mise en ligne sur la plateforme au début de cette année et qui est rapidement devenue virale. Dans la pièce, cette danse se répète jusqu’à ce qu’elle devienne de plus en plus générique. C’est peut-être à ça que ressemblera la danse à la fin du monde, comme l’algorithme de Spotify qui finit toujours par jouer la même chanson, quel que soit la musique qu’on a lancée au départ… 

L’écriture des chansons qui compose la BO de The Sadness s’est en partie déroulée pendant le confinement. Pouvez-vous revenir sur le processus musical ? 

Il me semblait, compte tenu du sujet, que le processus devait se développer en dialogue avec mes collaborateur·rice·s. Écrire seule les chansons du spectacle, ne faisait pas trop de sens pour moi. C’est pourquoi je souhaitais collaborer avec une équipe prête à s’investir autrement que dans l’habituel studio de danse. J’ai eu beaucoup de chance de trouver des personnalités formidables pour ce projet : Sidney Barnes a été formé à PARTS comme moi et vient d’une famille de musicien·ne·s, Amber Vanluffelen est une artiste visuelle installée à Bruxelles et Camilo Mejía Cortés entretient un rapport fort avec la musique avant même d’être danseur professionnel. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Lynn Suemitsu qui est initialement danseuse et qui était l’une des premières interprètes de ma pièce ​Extended Play. Ces dernières années elle a développé sa pratique personnelle et j’admire réellement son engagement envers la musique et son approche de la production musicale. Nous avons dans un premier temps travaillé à distance chacun depuis chez soi. Lynn a composé quelques bases inspirées du sadcore et du sad rap qu’elle a ensuite partagées aux interprètes. Il·elle·s expérimentaient seul·e·s ces sons sur des logiciels comme Ableton ou Garage Band et il·elle·s lui renvoyaient des mélodies enregistrées avec leurs téléphones qu’elle arrangeait. Je pense que j’avais sous-estimé au départ le temps qu’il faut pour écrire et produire de la musique originale. Ce que nous avons réalisé au final est proche d’un album complet ! D’une certaine manière, l’isolement du confinement a permis aux danseur·se·s de s’impliquer personnellement dans l’écriture et j’ai pour ma part pu travailler sur la ligne narrative et comment ces chansons se répondent entre elles. La musique a réellement commencé à prendre forme lorsque nous avons enfin pu nous retrouver ensemble dans le studio de danse. Nous avions accumulé assez de matériel musical et chorégraphique pour jouer avec en studio. Le Beatboxer Black Adopo a créé une application spécialement pour le spectacle, permettant de jouer avec des échantillons déjà enregistrés, d’ajouter de la voix, des boucles vocales ou instrumentales, etc. Le procédé était complexe mais au bout d’un certain temps les interprètes ont fini par maîtriser avec aisance la composition en direct. C’est pour moi toujours étonnant de voir la facilité avec laquelle il·elle·s se produisent sur scène compte tenu de la complexité de la musique qu’il·elle·s font. Si Lynn a édité plusieurs morceaux pour leur donner plus de liberté sur scène, il·elle·s continuent à chanter et à composer en direct. Cette interaction est pour moi très chorégraphique : cette composition en temps réel nécessite une écoute et un travail collectif proche d’une écriture corporelle. 

Le confinement a-t-il provoqué de nouvelles questions ou réflexions ? Vous a-t-il amené à reconsidérer votre pratique ? 

Toute cette situation a été assez éprouvante et épuisante. En passant tout ce temps à la maison, j’ai pu constater comment les écrans ont envahi notre quotidien : l’actualité, les réseaux sociaux, les rencontres et le télétravail… Je n’ai jamais été aussi heureuse de revenir en studio que lorsque le confinement a été levé. Par miracle, nous avons pu passer deux semaines cet été en résidence à Marseille au Ballet national de Marseille, dans le cadre de leur programme d’accueil-studio. C’était formidable de pouvoir passer ces longues journées à travailler ensemble et de terminer par une baignade en mer. Nous avons ressenti tant de liberté ! Le travail en ligne a certainement apporté quelque chose de nouveau au projet. Mais j’ai aussi réalisé à quel point la danse et la performance nécessitent que les corps partagent le même espace IRL.

The Sadness, conception, chorégraphie Ula Sickle. Composition The Sadness, conception, chorégraphie Ula Sickle. Composition musicale Lynn Suemitsu. Lumières Ryoya Fudetani. Son Noé Voisard. Création, performance Amber Vanluffelen, Camilo Mejía Cortés, Sidney Barnes. Programmation application sonore Black Adopo. Atelier d’écriture des paroles Maru Mushtrieva. Coaching vocale Didier Likeng. Dramaturgie Persis Bekkering. Costumes Sabrina Seifried. Graphisme Julie Peeters. Photo © Anna Van Waeg.