Photo © Loran Chourrau

Sylvain Huc, Nuit

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 juin 2021

Travaillant le corps comme « l’épicentre d’un séisme aux répliques incessantes », Sylvain Huc développe depuis plusieurs projets une écriture extrêmement physique et plastique. L’espace et le temps de la nuit offre un paysage de sons, de mouvements, de présences et de lumières. Avec sa nouvelle création intitulée Nuit, le chorégraphe explore cette temporalité nocturne et met le corps à l’épreuve de cet imaginaire. Dans cet entretien, il partage les rouages de sa recherche chorégraphique autour de la nuit et revient sur le processus de création de ce trio éprouvant et hypnotique.

Vos recherches semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Quelles sont les grandes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Depuis quelques années – et plus particulièrement avec mes 3 derniers projets, je prends en effet une direction dans laquelle les poussées de force, les lignes, les formes et les régimes d’expérience se dessinent plus nettement. Du moins pour moi. Je situe ma recherche à l’endroit de l’écriture. Aujourd’hui, ce n’est pas tant la danse qui m’anime que l’écriture qui émerge dans les « entre » : entre le corps et l’espace, entre le temps et la lumière, entre le mouvement et le son, et plus généralement entre tous ces éléments. Le corps reste néanmoins l’épicentre d’un séisme aux répliques incessantes. Il est au croisement d’enjeux multiples : esthétiques, politiques, physiques, anthropologiques. Plus que jamais, le corps cristallise les processus de dominations, de sujétions, d’auto-assujettissement et d’émancipation. Il est pour moi fait de multiples strates. J’ai cessé d’y voir un sens univoque. Je cultive plutôt une opacité, à l’opposé d’une injonction à l’œuvre d’être un bloc de clarté. Cette opacité n’est pour autant, pas un hermétisme. Bien au contraire. Mais je ne travaille pas à donner des repères au spectateur, à le rassurer, à ce qu’il se reconnaisse dans ce qu’il voit. Je cherche plutôt ce que Giorgio Agamben nomme le désœuvrement et qui aujourd’hui est au cœur de ma démarche. Je suis bien plus intéressé par l’impuissance des corps que par leur puissance. Le désœuvrement consiste pour moi à inventer des usages du corps. J’y cherche la suspension d’un corps qui tend à dire, communiquer, expliquer. Il est pour moi ce qui peut mettre le regard en éveil.

Comment votre nouvelle création Nuit s’inscrit-elle dans votre recherche ?

L’idée de cette création a germé à la suite d’une marche solitaire à Berlin pendant une nuit d’août en 2016. De cette expérience nocturne s’est précisée une fascination pour l’expérience du temps. Celui-ci est devenu un motif impérieux de ma recherche. Peut-on s’y soustraire ? Quelle expérience politique du temps faisons-nous aujourd’hui ? Quels en sont les interstices émancipateurs ? Cette nouvelle pièce prolonge des réflexions et des principes de travail déjà abordés dans Lex en 2019 et Sujets en 2018. J’ai plongé totalement dans ces recherches en élaborant une pratique physique propre à chaque projet. Elle exigeait un oubli dans le temps, de longues, très longues séquences d’explorations par le corps ; à partir du tube digestif pour Sujets par exemple. Dans mon processus actuel, je mets le corps à l’épreuve du mouvement et du temps. J’aime en sonder les effets, en récolter la fatigue du muscle, en ciseler les formes. Nuit est une poursuite de ces questions. Je tente d’y répondre par le corps et l’écriture.

Comment cet « imaginaire » de la nuit a-t-il nourri vos réflexions et le processus de création ?

La nuit fait l’objet d’une méconnaissance : elle n’est pas seulement festive. Aujourd’hui par exemple, 16,5% des travailleurs sont amenés à travailler la nuit. C’est réellement ce hiatus entre une nuit qui est encore préservée d’un appétit libéral et celle qui est toujours plus un prolongement du jour. Cette dernière devient plus que jamais un temps de production, d’information, de communication, de consommation. Quel est donc l’imaginaire de la nuit qui résiste ? Sans m’intéresser directement aux pratiques sociales de la fête, du clubbing, du monde de la nuit, c’est plutôt un rapport au temps, au désœuvrement qui m’attire. Et ce sont des choses très simples qui se sont imposées : le flou, l’indistinct, le temps suspendu, la répétition, l’expérience foncièrement sensible et a-philosophique de cette temporalité. J’y ai donc vu un potentiel physique infini à explorer.

Nuit semble marquer une nouvelle étape dans votre travail, délaissant la forme narrative et affirmant une volonté de partager une expérience avec le spectateur… Comment cette nouvelle recherche se formalise-t-elle ?

C’est un questionnement plus large sur le sens de ce que je construis au plateau. Je m’interroge notamment sur le sens du mot politique. Je suis constamment renvoyé aujourd’hui à la responsabilité politique de ma pratique. Que signifie donc faire de l’art politique ? Je ne suis ni prophète, ni philosophe, ni sociologue. Je suis chorégraphe. J’invente des corps et des formes. Je construis des régimes d’expériences à partager le temps d’une représentation en espérant que cela résonne au-delà. Mais délivrer un message, une morale, un pamphlet, me semble aplatir la substance même du théâtre. Je ne parviens pas à oublier le contexte dans lequel nous créons aujourd’hui, à savoir au sein même de l’institution. Au regard des luttes et de l’histoire des luttes – je rappelle que je suis historien de formation – je suis très prudent sur ce que signifie militer. L’art est totalement politique pour moi. Il est au cœur de la forme même qu’il travaille. Je ne peux que regarder froidement l’état des rapports de force. Mais je me refuse à verser dans la collapsologie actuelle. Le monde qui n’en finit pas de finir n’est pas un motif de lutte. C’est un reliquat de religiosité. Communiquer ce que chacun sait, c’est rendre le futur otage du présent. Avec cette recherche, j’entame un nouveau cycle de travail sur ce rapport à l’histoire et au futur.

Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique de la pièce ? Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour ce projet ?

Nous avons effectivement exploré plusieurs pistes de recherche. La première est la pulsation, notamment avec la répétition qui scande, rythme, ordonne le temps et les corps. Nous l’avons décliné sous plusieurs formes. La scène d’ouverture en est un parfait exemple : il s’agit d’une séquence très mathématique, d’une rigueur extrême dans l’espace et en même temps très vivante. C’est une mesure asymétrique qui sert de support à une écriture du trio qui ne fait plus qu’un seul corps et qui en même temps fait apparaître une multitude de communautés. Ce fut un énorme chantier qui nous a littéralement absorbés dans le temps. J’ai également développé une série d’exercices afin d’affiner la sensation de nos fascias. Ce tissu conjonctif qui enveloppe toutes les structures du corps (os, muscles, organes…) est devenu un support imaginaire très fort pour nous connecter à nos corps individuels et notre corps collectif. Nous cherchions comment partager un même espace, un même liquide. La nuit est pour moi de cet ordre là : un espace où circulent et se répandent les sensations.

Dans une forme d’élan continu, la chorégraphie de Nuit épuise les corps. L’engagement physique et l’endurance des interprètes y est mis à l’épreuve. A quoi répond cette envie de « dépense physique » ?

Cette dépense physique est pour moi centrale dans ma démarche. Mais c’est peut-être un peu moins le cas sur Nuit en comparaison à mes précédents projets. Ce qui reste fondamental pour moi est la notion d’épreuve. Cette mise à l’épreuve du corps est une négociation perpétuelle de soi à soi. J’ai poussé à l’extrême cette recherche dans Lex en 2019, mon solo qui traite de mon rapport intime à la loi. L’épreuve, l’endurance est une chose que l’on s’impose. La loi est ce qui oblige, contraint, ordonne. Et c’est en même temps ce qui « autorise » la subversion, le débordement. Pas de loi, pas de transgression de cette même loi. L’épreuve du corps est pour moi comme un accès à ce corollaire de la règle. Mais c’est un espace et une négociation dans laquelle se tenir, pas un programme.

La musique occupe une place essentielle dans la dramaturgie de Nuit. Pouvez-vous revenir sur le processus musical ?

Fabrice Planquette qui a composé l’univers sonore, a travaillé à la fois avec des enregistrements de terrain et avec des synthétiseurs modulaires. Le paysage sonore de Nuit est donc une « gangue sonore » qui ne trouve pas son repos, qui déploie les sons propres à cet espace-temps. Ce mélange très particulier nous a porté et nourri, il est venu mettre en exergue nos sensations. L’expérience du son en est devenue hyper sensible, écouter est devenu une action qui ne faisait qu’une avec le reste de l’expérience, mettant en exergue notre rapport à la peau, aux organes et à l’espace, prolongeant ce rapport aux fascias évoqué plus haut. Par ailleurs, beaucoup de moments de cette partition sont exempts de repères, les danseurs sont donc livrés à eux-mêmes et flottent d’une certaine manière dans cet espace sonore. Cette particularité participe de cette indistinction propre à ce temps nocturne.

Les répétitions et la création de Nuit se sont déroulées durant la crise sanitaire. Comment ce contexte a-t-il infusé dans le processus de création et vos réflexions ces derniers mois ?

La chose étrange est que nous avons créé Nuit alors même que nous avons collectivement été privés de cette temporalité de la nuit. Le confinement et le couvre-feu sont venus interrompre nos vies nocturnes pour limiter nos existences au travail et à la reconstitution de nos forces de travail. L’absence de nuit révèle pour moi une réduction extrême de l’existence qui se limite à une pure gestion. Répéter dans ces conditions était donc un processus étrange. Je réalise cela a posteriori alors que la création est achevée ou presque. Comme toutes les compagnies, nous avons dû faire face à une mise à l’arrêt du secteur. Mais ce qui me frappe, c’est la frénésie qui a repris à la sortie du confinement du printemps 2020. Nous nous sommes collectivement alertés sur l’impasse d’une suractivité, sur-sollicitation et surproduction de projets. Et néanmoins, je constate que nous sommes comme tenus à cette injonction. On touche aux limites de cette architecture politique du secteur. Je n’ai pour autant aucune solution. Je suis simplement et comme tous les autres artistes et acteurs, « embarqués ». Par ailleurs, si ce projet a germé bien avant la pandémie, il résonne aujourd’hui de manière assez forte avec ce monde. Cet euphémisme de la « distanciation sociale » nous prépare aux nouveaux agencements politiques et sociaux. Ma pratique est aussi celle d’un abandon au toucher, à la réalité phénoménologique de nos corps, de leurs poids et de leurs peaux. C’est sentir le corps de l’autre comme le sien. Ces contacts toujours plus raréfiés m’évoquent ces mots de Canetti à propos de la masse. Il décrit la masse qui se forme par le biais de l’interdit : « de nombreuses personnes réunies ensemble veulent ne plus faire ce que, jusqu’à alors, elles avaient fait individuellement. L’interdit est soudain : elles se l’imposent d’elles-mêmes… dans tous les cas il frappe avec une force maximale. Il est catégorique comme un ordre ; est toutefois décisif son caractère négatif ». L’interdit du toucher est ce qui me frappe le plus aujourd’hui. Enfin, et pour boucler la boucle, la nuit est cet espace de repli, de répit et d’extraction par rapport à l’hypervisibilité (la surexposition, l’absence d’intimité voire l’injonction à s’autopromouvoir par les réseaux sociaux par exemple) du jour, un lieu salutaire dans un monde qui fait désormais courir le risque d’une exposition permanente. Pour reprendre le mot de Michaël Fœssel, la nuit, les hommes veillent pour ne plus être surveillés.

Vu au Gymnase CDCN à Roubaix. Conception et chorégraphie Sylvain Huc. Interprétation Lucas Bassereau, Mathilde Olivares, Gwendal Raymond. Lumières Fabrice Planquette, Manfred Armand. Univers sonore Fabrice Planquette. Costumes Lucie Patarozzi. Régie générale Manfred Armand. Photo © Loran Chourrau.

Sylvain Huc présente Nuit du 30 juin au 2 juillet au festival Montpellier Danse.