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Sierranevada, Manuel Roque

Propos recueillis par Léa Poiré

Publié le 15 juillet 2020

Manuel Roque ralentissait le temps avec un solo-solitude RAW-me (2010) avant de tester l’épuisement du corps pour oublier son égo dans bang bang (2017). Aujourd’hui, le danseur et chorégraphe québécois s’intéresse aux théories devenues concrètes de l’effondrement des civilisations industrielles avec Sierranevada. Manuel Roque est-il visionnaire ? Capteur du temps qui court, explorateur des limites du corps, créateur de spectacles bruts et sans artefacts, une chose est certaine : il se laisse guider par son intuition et son sens aigu du timing.

Comment continuez-vous de travailler de chez vous, à Montréal au Canada ?

Je ne continue pas de travailler [rires] ou plutôt, je n’ai pas passé le cap numérique. On m’a proposé d’enseigner par internet, mais ma pratique est tellement au contact des gens, s’inscrit dans une réalité tellement concrète, que je n’arrive pas à prendre ce chemin-là. Je dis que j’arrête de travailler, mais en tant qu’artiste on ne s’arrête jamais vraiment.

Pour Sierranevada, comment avez-vous rencontré les écrits et les idées de la collapsologie – l’analyse de l’effondrement des sociétés industrielles occidentales – qui irriguent cette création en cours ?

Ça flottait, c’était dans l’ère du temps, mon intérêt était donc assez naturel. C’est drôle parce que la première fois que j’ai entendu parler du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, c’était très difficile de l’obtenir depuis Montréal. D’abord il était inaccessible au Québec, il fallait alors passer par la France et le commander à la maison d’édition du Seuil. Deux ans plus tard, à l’aéroport Charles de Gaulle à Paris, le livre en question était exposé en kiosque en pleins d’exemplaires, parmi les bestsellers de Marc Levy. Je me suis dit que le sujet commençait à faire du chemin et à devenir relativement grand public. Un an plus tard, on est complètement dedans avec les bouleversements qu’impliquent cette pandémie. Mais, je ressens quasiment un malaise à l’idée de porter ce discours qui est devenu tellement concret pour tout l’occident et non plus seulement pour les pays en développement, et ce, beaucoup plus vite que ce que j’anticipais. Je pensais qu’on allait encore être un moment marginaux à prendre ces idées au sérieux. Maintenant que la réalité a complètement rattrapé la problématique, comment continuer à traiter ce sujet-là ? L’actualité brûlante va avoir sur Sierranevada un impact que pour le moment je suis incapable d’évaluer.

Ce courant de pensée analyse des systèmes, le plus souvent à grande échelle. Comment l’effondrement imprègne aussi les corps, votre médium de travail ?

La collapsologie observe un mouvement capitaliste qui au bout d’un moment percute un mur. À titre d’interprète, de créateur, on nous demande à nous aussi de toujours sauter plus haut, de faire plus de tours, de développer toujours plus notre compagnie, de faire plus de tournées. C’est sûr qu’il y a un entraînement relativement euphorique à travers la glorification de l’effort et du dépassement, mais en même temps, combien de corps craquent sous cette pression-là ? Je me suis servi de ce paradigme pour la construction chorégraphique de Sierranevada. Le motif du saut, que j’avais déjà exploré dans mon précédent solo bang bang, est ainsi revenu. Sauf qu’à 40 ans, mon corps commence à me dire : est-ce vraiment cela que tu veux faire ? Pourquoi te remettre à sauter ? Mais, quelque chose d’autre que le dépassement m’intéressait : la notion de transformation, le fait de prendre un motif et de l’altérer pour se demander ce qui fait qu’au bout d’un moment, tout ça s’arrête. C’est une métaphore du capitalisme, dans le sens où la répétition du saut grignote l’énergie de l’interprète et petit à petit le rythme n’est plus soutenable : mais que se passe-t-il après ?

Avez-vous répondu à la question ? Que trouvez-vous dans la fatigue extrême ?

Bang bang avait un dispositif presque fasciste – si j’ose employer ce terme – dans le sens où je m’obligeais à passer au travers d’une partition écrite, comptée. Dans Sierranevada, il y a là quelque chose de plus libre, de plus instinctif. Cela est en lien étroit avec la notion de « pratique » que j’ai commencé avec la méditation, le yoga. La répétition quotidienne de ce cheminement est pratiquement un engagement politique, car avant de pouvoir transformer le monde, il faut travailler à « faire l’exercice de ». Avec le yoga et la méditation je me disais : après un mois j’aurai compris et je vais passer à autre chose. Mais c’est fou à quel point le fait de me remettre dans les mêmes situations a attisé ma curiosité, comme si on pouvait zoomer à l’infini dans la sensation, la pensée. C’est un mouvement très stimulant qui permet de poser des bases de transformation, de reconstruction.

Pourquoi avoir choisi ce titre qui sonne comme un paysage : Sierranevada ?

J’aime bien choisir des titres qui rendent la personne qui lit, active. Sierranevada signifie en espagnol « chaîne de montagne enneigée », c’est le nom de massifs en Espagne et aux États-Unis, mais aujourd’hui ces montagnes sont de moins en moins enneigées. Les neiges permanentes deviennent impermanentes et ceci me parle à un niveau politique et poétique. Récemment, j’ai fait une coupure dans ma vie et je suis allé voir de mes yeux la Sierra Nevada des États-Unis. Je suis parti pour une longue randonnée de trois mois, en autosuffisance. C’est à la fois un site très prisé, très touristique et en même temps il y a des endroits encore reculés. Au niveau du paysage c’est de l’ordre du sublime, tout est parfait : la chaine, la petite biche au milieu, le ruisseau qui coule… C’est presque un stéréotype de la photo parfaite de paysage et c’est en même temps d’une beauté impressionnante.

En voyant ces parcs naturels conservés, pensez-vous que la nature est en voie de muséification ?

Oui elle est conservée mais aussi consommée. C’est paradoxal d’essayer d’échapper complètement aux dictats du capitalisme et puis finalement de se retrouver dans la nature avec le même sac à dos que tout le monde, des gens qui t’analysent de haut en bas pour voir si tu es un vrai professionnel, avec le bon matériel ou pas, pour savoir si tu as vu des ours, des loups etc. On est encore une fois dans une logique de consommation. Tous ceux qui ont voulu faire cette randonnée cette année ne peuvent pas car les parcs sont fermés. Et, j’ai lu que les animaux commencent à y être plus visibles car il n’y a plus d’humains. Cela me fait réaliser que, à force de passer sur les chemins, même en respectant le principe de ne pas laisser de traces, on a quand même un impact sur la biodiversité même dans ces milieux aussi reculés.

Cette coupure a-t-elle aussi influencé votre manière de créer ?

Faire un break de 6 mois, s’extraire des rythmes productifs, c’est un acte qui n’a pas toujours été bien accueilli. C’était d’abord une expérience de vie, mais pour moi la pratique artistique et la vie sont toujours extrêmement liées. Devenir quasiment un ermite, partir seul avec une tente, passer trois mois à faire réchauffer ton gruau, ça reste. Je suis ainsi revenu avec l’envie de faire avec ce que j’avais, c’est-à-dire peu. Dans Sierranevada je souhaite que ce que je montre sur scène soit cru, le plus réel possible et le plus poreux possible. Et c’est là-dessus que j’avance : sur la sincérité ou l’intégrité de la proposition plus que sur le fait de créer une expérience esthétique ou de divertissement. C’est assez paradoxal d’essayer d’être vrai en situation de représentation, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, ça s’oppose. Alors je cherche dans cet espace-là et c’est un monde vertigineux à travailler.

Ces formes plus épurées de performances, c’est ce que l’avenir dessine pour le spectacle vivant ?

Avec cette envie, j’étais un peu à contre-courant car on est encore dans l’époque de la démesure. Mais à présent, il est certain que des productions vont s’écrouler, les compagnies vont devoir ramasser les pots cassés comme elles le peuvent, et « faire avec ce qu’on a » va devenir un crédo. Il y a quelque chose que je trouve stimulant dans ce mouvement là, mais en même temps cela m’attriste car certains artistes ont un talent fou pour créer avec de grands moyens de production et faire vibrer des cordes qui sont tout aussi essentielles à la psyché humaine.

Mis à part Ne meurs pas tout de suite on nous regarde avec Lucie Vigneault, vous avez signé uniquement des solos, qu’est-ce qui vous intéresse dans ce format en particulier?

C’est intriqué avec le fait de limiter les moyens, c’est certain. Mais c’est aussi parce qu’au départ je suis un interprète et mon parcours de création est né de cela. Pour moi c’est important de continuer de relier ces deux choses. Aujourd’hui je commence à créer sur d’autres corps que le mien, c’est stimulant mais moins naturel pour moi. En danse, on nous demande toujours d’avoir un langage pour pouvoir le transférer. J’ai toujours bloqué sur cet aspect-là. Certains ont des techniques de travail très claires et affutées, moi, dans chaque projet je change de technique dans le sens où il y a des projets qui sont écrits, chorégraphiés, comptés d’autres où c’est de l’improvisation totale. D’autres encore qui fonctionnement avec des systèmes. Je n’ai pas de signature chorégraphique, cela ne m’a jamais intéressé. Ça a aussi freiné mon élan pour créer sur d’autres, mais j’ai dédramatisé : je n’ai pas forcément besoin de savoir qui je suis comme créateur pour justifier le fait de rencontrer d’autres personnes. 

Avec bang bang vous alliez au bout de l’épuisement  physique, quelles limites continuez-vous de creuser ?

Sur le plan personnel j’en suis à explorer mes propres limites, parce que je sens qu’à l’aube de la quarantaine le corps commence à changer. Bang bang c’était un peu le dernier moment pour faire un travail très physique. J’ai alors commencé à regarder les gens s’entraîner dans les salles de sport, à observer le côté maniaque, obtus, buté, de cela. J’avais un a priori très critique. J’ai également commencé à faire de la randonnée et je voyais les gens courir sur les chemins avec leurs sacs. Je pensais « c’est n’importe quoi, jusqu’où va-t-on aller ? Quelle est la limite ? » En même temps je voyais que des gens s’épanouissaient complètement là-dedans. J’ai donc ouvert ma posture critique en me disant : on a aussi le droit de triper là-dessus. Je me suis imposé un rythme intense, une discipline qui a impacté ma vie. À force de répétition, on va vers la transe, notre identité se modifie, par moments on passe d’un égo à une conscience énergétique de soi, de l’autre, de l’environnement. C’est cela qui m’interpelait. Dans bang bang en situation de représentation serais-je capable de faire disparaître le moi qui performe ? C’est complètement utopique comme postulat, mais c’est l’enjeu fou de la proposition. Dans le concret, il faut dire que l’ego te rattrape toujours, mais peut être que pour ces rares moments où je suis parvenu à l’effacer, ces instants de deux ou trois secondes, ça valait la peine de le faire.

Comment envisagez-vous la suite ? Quels sont vos désirs ?

Pour le moment, comme tout le monde, je navigue dans beaucoup de confusion. Mais depuis un moment je me questionne sur l’intrication de l’art vs l’activisme, un peu comme Naomi Klein. C’est une journaliste et penseuse canado-américaine, quelqu’un de très inspirant pour moi dans l’échiquier des idées. Au départ, elle vient d’une approche très journalistique et, quand elle a commencé à traiter des enjeux environnementaux, son discours a commencé à se teinter d’activisme. Elle a écrit un livre sur les problématiques environnementales, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique, à un moment on sent craquer sa rigueur journalistique, elle se met à parler de sa vie personnelle, de son enfant. Depuis, elle est complètement engagée dans des causes progressistes. Il y a chez moi un désir de mélanger cela, de produire du contenu artistique de manière politique, même si la facture n’est pas activiste.

SIERRANEVADA, création et interprétation Manuel Roque. Co-création Marilène Bastien, Sophie Corriveau, Lucie Vigneault. Trame sonore Manuel Roque. Direction technique et production Judith Allen. Photo © Marilène Bastien.

Manuel Roque aurait dû présenter Sierranevada au festival June Events 2020.