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The Collection, Alessandro Sciarroni / Ballet de l’Opéra de Lyon

Propos recueillis par Smaranda Olcèse

Publié le 2 septembre 2022

Révélé au public en 2012 avec sa pièce FOLK-S will you still love me tomorrow?, Alessandro Sciarroni est depuis devenu l’une des grandes figures de la danse contemporaine. Après plusieurs projets internationaux et un Lyon d’or à la Biennale de Venise, le chorégraphe revient aux pas et martellement du Schuhplattler pour les transmettre aux danseurs et danseuses du corps de ballet de l’Opéra de Lyon. La première parisienne de The Collection est l’occasion d’évoquer avec l’artiste son intérêt pour la mémoire vivante des danses anciennes et ses processus de travail résolument contemporains.

Récompensé par le Lyon d’or à la Biennale de Venise 2019, votre travail chorégraphique se nourrit des arts visuels et performatifs. Je pense notamment à FOLK-S will you still love me tomorrow?, une création de 2012 dont les matériaux revisités aboutiront à The Collection (2021). 

Lors de mes études en histoire de l’art, j’ai été très marqué par le Body Art et la performance des années 60-70, notamment cette idée d’insister, de faire des propositions radicales autour du mouvement. Pour autant, dans mes pièces, le point de départ est très différent. Avec FOLK-S will you still love me tomorrow?, nous jouons avec les limites de l’endurance, mais le but du travail est d’apprendre à trouver du plaisir dans le Schuhplattler, une danse folklorique encore très répandue dans le Tyrol et en Bavière. Nous partons d’une tradition que nous souhaitons garder vivante le plus longtemps possible, du moins sur scène, nous insistons sur ce point et nous essayons de trouver du plaisir dans cette pratique. L’enjeu dramaturgique aux origines de FOLK-S portait sur la question de savoir quand et comment une tradition peut s’éteindre. La seule réponse que nous avons trouvé concernant cette danse, le Schuhplattler, était qu’une tradition disparaît lorsque plus personne ne la pratique et plus personne ne la regarde. C’était la raison pour laquelle, en 2012, nous proposions à l’audience de continuer la danse aussi longtemps qu’il y avait encore des spectateurs dans la salle ou un·e danseur·euse avec assez d’énergie pour danser.

Pouvons-nous revenir sur votre rencontre avec la tradition du Schuhplattler ?

En 2012, au moment de la création de FOLK-S, en Europe, la question de l’appropriation culturelle n’était pas encore aussi prégnante qu’aujourd’hui. D’une certaine manière, nous étions en train d’anticiper certaines tendances actuelles. Il m’était important de ne pas utiliser la tradition du Schuhplattler simplement comme ready made, mais de nous laisser imprégner par elle. Avec la compagnie, nous sommes allés au Tyrol, nous avons rencontré une troupe de danse traditionnelle, nous avons engagé un dialogue, nous lui avons demandé de nous transmettre cette pratique. Je tenais à ce que pour notre première date de FOLK-S, au festival Bassano del grappa, cette troupe soit invitée elle aussi. Par la suite, nous avons poursuivi le dialogue avec la communauté locale. En 2017, nous sommes revenus à Bolzano, la principale ville du Tyrol du Sud, et nous avons lancé une série de workshops avec des maîtres du Schuhplattler. Nous respectons cette tradition et nous essayons de la maintenir vivante, en dialogue avec la communauté. S’agissant d’une danse ancienne de 1000 ans, nous avons décidé d’enlever tous les aspects exotiques ou relevant des clichés, notamment la musique traditionnelle et la participation exclusive des hommes. FOLK-S est une tentative d’essayer d’élever un monument pour cette belle et difficile danse. 

A quel endroit situez-vous votre intérêt pour la tradition ? Je pense également à votre création Save the last dance for me, à partir de la Polka Chinata, une danse sur le point de disparaître.  

La tradition me fascine dans la mesure où nous nous retrouvons face à des pratiques beaucoup plus anciennes qui ont eu la capacité de survivre jusqu’à nos jours. Nous évitons l’écueil de la dérision. Pour prendre l’exemple de la Polka Chinata, une danse beaucoup plus récente que le Schuhplattler, personne ne la pratiquait plus dans les années 50-60, elle semblait avoir disparu. Plus tard, dans les années 90, Giancarlo Stagni a découvert quelques anciennes vidéos et a décidé de la faire revivre en la transmettant à d’autres personnes. D’une certaine manière, une danse ne disparaît tout simplement pas : elle a ce pouvoir d’apparaître et de disparaître au fil des années. Je me sens donc en relation avec quelque chose de très puissant, résilient, et la fois difficile à attraper ou à circonscrire. 

Comment s’est opéré le passage d’une danse traditionnelle à la danse contemporaine pour FOLK-S ?

La création de FOLK-S s’est étendue sur plus de six mois. Nous avons vraiment découvert les pas ensemble. Nous avons écrit une liste de règles : The Folk Manifesto. Certaines de ces règles s’apparentent plutôt à des déclarations d’intentions poétiques, d’autres ont trait à la manière de prendre soin de ses collègues ou concernent ce qu’il faut faire avant et pendant la performance – demander aux collègues comment ils·elles se sentent, passer du temps avec ils·elles avant la pièce, respecter la danse folklorique, ne pas créer des personnages à l’intérieur de la pièce, entrer dans l’espace ensemble avant la représentation. Pour le reste, la pièce était composée à 90% en temps réel. Nous ne connaissions pas d’entrée de jeu ni la durée de la pièce pour chacune de ses dates, ni les possibles réactions du public. 

Évoquons désormais cette double translation du Schuhplattler à une danse contemporaine portée par un corps de ballet pour The Collection. Qu’est-ce qui vous intéressait plus précisément dans ces processus ? 

J’ai répondu à l’invitation de Julie Guibert, la directrice du Ballet de l’Opéra de Lyon. C’était ma deuxième collaboration avec cette troupe et je dois dire que c’était passionnant de voir ces danseurs et danseuses heureux.euses d’apprendre ces pas de danse venant d’un autre monde. J’ai été surpris de voir comment ils.elles ont pu assimiler si vite les pas. Bien évidemment, ils.elles sont habitué.e.s à passer régulièrement d’un répertoire à un autre.  Ensuite, pour comprendre comment gérer le temps et l’espace, cela a été une autre question, plus complexe. 

De quelle manière les processus de création se sont-ils transformés de FOLK-S à The Collection ? 

L’expérience a été radicalement différente car je suis arrivé à Lyon en connaissant déjà les pas que j’allais transmettre. Je connaissais également le mécanisme de la pièce. La troupe de ballet avait d’entrée de jeu quelques informations que nous n’avions pas au début de la création de FOLK-S. J’ai aussi proposé The Folk Manifesto aux danseurs et danseuses du Ballet de l’Opéra de Lyon. Par ailleurs, la composition en temps réel est restée d’une pièce à l’autre. Pour The Collection, le mécanisme chorégraphique est assez proche, mais j’ai partagé avec les danseur·euse·s ce qui pouvait se passer lors des représentations de FOLK-S, ainsi que des éléments liés à l’histoire de la pièce. 

Pourquoi ce titre et comment avez-vous constitué cette Collection ? Qu’est-ce que vous avez retenu de l’histoire des itérations de FOLK-S ? 

Le titre évoque cette tentative de rassembler certains motifs qui ont marqué l’historique des représentations de FOLK-S. Malgré un certain nombre de captations depuis 2012, nous n’avons pas une archive exhaustive de toutes les dates. La plupart des choses que je transmets aux danseur·euse·s à partir de l’histoire de FOLK-S a trait à notre vécu d’interprètes, cela ne concerne pas spécialement des formes chorégraphiques précises, mais plutôt des sentiments, du vécu, une synergie entre la musique et d’autres vecteurs sur le plateau. The story of a feeling, la première musique de FOLK-S a été composée par Pablo Esbert Lilienfeld, les autres morceaux étaient disparates et chaque fois que nous utilisions une musique sur scène, nous ne pouvions plus la diffuser le soir suivant. Nous avions de cette manière composé une collection de morceaux de musique que nous ne pouvions plus utiliser ! Désormais nous les proposons aux danseur·euse·s de The Collection.

Revenons un instant sur le minimalisme, la volonté d’aller à l’essentiel, la répétition et les boucles si caractéristiques de votre travail de composition. 

La répétition prend une place très importante dans certaines de mes pièces, car j’ai étudié les arts visuels à l’université et j’ai été formé en tant qu’acteur. N’ayant pas de formation en danse, mes capacités sont assez limitées (rires). Lorsque je compose, j’ai tendance à laisser l’évènement se développer devant mes yeux, je lui donne du temps. J’y vais doucement, j’essaie de créer quelque chose qui va m’hypnotiser, pour ensuite proposer cette même expérience au public. D’entrée de jeu, j’essaie de rendre explicite le fait que la pièce n’aura pas le rythme d’une danse divertissante. Les spectatrices et spectateurs pourront ainsi se laisser glisser dans leurs pensées, pour que soudain, lorsqu’une modification des motifs s’opère, ils·elles puissent apercevoir quelque chose qui n’était pas encore manifesté un instant auparavant. Il y va d’une attention particulière, à même de révéler d’autres détails, d’une certaine concentration, de tentatives de voir une seule chose à la fois. Ce type d’expérience spectatoriale me passionne et c’est cela que je souhaite proposer au public. 

Vos créations semblent procéder d’un développement organique. Vous créez des formes à même de croître et de se déployer d’elles-mêmes. De quelle manière envisagez-vous la relation entre la structure et les individus qui la composent ?

Les dynamiques de groupe me passionnent. Même si j’étais fasciné dans ma jeunesse par l’art performatif, mes pièces ne sont pas seulement conceptuelles. Je suis intéressé par les aspects psychologiques propres aux performeur·euse·s, par les relations qu’ils·elles sont en train de tisser. Pour FOLK-S, la structure de la chorégraphie se résume à une série de règles davantage qu’à une série de combinations. Comme les danseur·euse·s ne savent pas ce qui peut se passer l’instant d’après, chacun· e doit vraiment s’accrocher à l’instant présent, rester connecté tout le temps avec tous les membres du groupe. Pour porter cette pratique ensemble, ils·elles doivent évoluer lentement et prendre leur temps. Le public regarde la danse, ses pas, ses frappes, mais petit à petit commence également à percevoir les manières dont les interprètes s’organisent à l’intérieur du groupe et comment ils·elles interagissent avec les changements. Je n’aime pas voir des personnes souffrir sur scène, j’aime créer de l’empathie entre les performeur·euse·s et l’audience. Nous avons toujours encouragé les relations sur scène, le public assiste à des échanges de sourires entre les interprètes. En souriant, nous sentons davantage le groupe et son énergie. 

Attardons-nous sur l’aspect graphique des compositions pour The Collection.

Du point de vue esthétique, composer avec dix personnes permet beaucoup plus de possibilités mais nécessite de tempérer le groupe pour maintenir cette présence sur scène. Le plus gros du travail a consisté à convaincre les danseur·euse·s du Ballet de l’Opéra de Lyon d’en faire le moins possible en termes de variations chorégraphiques, étant donné qu’il y a déjà beaucoup d’informations sur le plateau. Nous sommes encore en train de travailler sur les manières de consolider l’endurance, de résister le plus possible et de prendre du plaisir dans cette danse très exigeante du point de vue physique. La première de The Collection a eu lieu l’année dernière face à des professionnels alors que le théâtre était fermé au public. La véritable tournée ne démarre qu’aujourd’hui !

Qu’est-ce qui est en jeu en termes de circulation de l’énergie à l’intérieur du groupe ? Entrons un instant dans les détails des règles, des combinaisons possibles, de cette structure d’appui, à l’intérieur de laquelle vous ménagez des espaces de liberté pour que l’évènement puisse surgir.

Il y a de multiples éléments qui peuvent varier d’une représentation à une autre. Les répétitions sont similaires à une sorte d’entraînement. Il m’est nécessaire de pouvoir travailler avec un groupe de plus de dix personnes, de manière à ce que les danseur·euse·s puissent changer d’un soir à l’autre. La pièce est très exigeante du point de vue physique, nous ne devons pas trop stresser les corps, car c’est le plaisir de danser qui nous importe. La distribution change régulièrement. Quant aux répétitions, certains jours nous ne dansons même pas, nous nous lançons dans des brain storming ou de la médiation. Une grande partie du travail consiste à discuter de ce qui s’est passé lors de la dernière représentation : quels étaient les choix et de quelle manière les traiter la prochaine fois ? Les interprètes ont à leur disposition dix patterns parmi lesquels choisir, certains apparaissent très vite, dès le début de la pièce, d’autres peuvent ne jamais être proposés. Parfois on les appelle à voix haute, comme une manière de les proposer à l’ensemble des danseur·euse·s. Il y va de l’écoute à l’intérieur du groupe : savoir laisser la place pour que d’autres puissent faire des propositions, comprendre quand le moment est venu de quitter la scène. Il peut arriver qu’un·e danseur·euse soit si content.e de danser et de tenir, qu’il·elle ne s’en rende pas compte : en partant on libère beaucoup d’énergie pour les personnes qui restent et qui doivent recomposer le groupe, former d’autres configurations. Dans le contexte d’une troupe de ballet où les interprètes sont entraînés à maîtriser tous les éléments avant même leur entrée sur le plateau, danser The Collection, où rien n’est fixe, relève d’un véritable défi !

À quel endroit situeriez-vous la joie de cette danse ? De quelle manière cultivez-vous ce plaisir ?

Le processus de création est assez complexe : une première étape est marquée par l’enthousiasme lorsque les danseur·euse·s apprennent les pas de Schuhplattler, ensuite cela devient très fatiguant – c’est le moment le plus délicat. Finalement ils·elles découvrent de l’amour pour ces pas de danse – j’adore assister à ce moment ! La rencontre avec le public agit également comme un catalyseur. Les retours des spectateurs, leur énergie, le partage devient une véritable source de plaisir. 

Lors de représentations de FOLK-S, l’empathie du public était amplifiée par le dévoilement d’une certaine fragilité des interprètes au fil de cette longue traversée.  The Collection est quant à elle portée par des membres du corps de ballet de l’Opéra de Lyon, des personnes entraînées dans une logique de virtuosité et de performance dans le sens d’un exploit physique. De quelle manière cette donne pourrait-elle influencer la relation avec le public ?

L’enjeu de cette pièce n’est pas l’académisme ou la forme correcte des corps. Le Schuhplattler est performé traditionnellement par des non-professionnels. Le plus important dans cette danse est le son produit par les frappes des mains sur les chaussures, il y va du rythme et de l’unisson. Cela induit déjà une autre manière de regarder la danse : on ne s’attarde pas sur celui ou celle qui semble le plus virtuose, mais sur celui ou celle qui semble avoir quelque chose à nous raconter de par sa simple présence. Il s’agit d’un type bien particulier d’effort. Les danseur·euse·s du corps de ballet sont habitués avec des entrées et des sorties, alors que pour The Collection, il y a un seul choix possible : du moment où l’on commence, on ne s’arrête plus jusqu’au moment où on sort. Cela crée un type de présence très spécifique : plus les interprètes s’ouvrent pour révéler cette fragilité déjà à l’œuvre dans FOLK-S, plus l’audience se sensibilise à leurs différences et commence à les voir en tant qu’êtres humains. Cela me touche énormément.

The Collection, chorégraphie Alessandro Sciarroni, musique Pablo Esbert Lilienfeld, lumières Rocco Giansante, costumes Ettore Lombardi. Avec le Ballet de l’Opéra de Lyon. Photo Marc Domage.

Du 28 au 30 septembre au CENTQUATRE-PARIS, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.