Photo © Julieta Cervantes

Liz Santoro & Pierre Godard « Déplacer le spectaculaire »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 mars 2018

Respectivement chorégraphe et chercheur en science, Liz Santoro et Pierre Godard collaborent depuis 2011. Ensemble, le binôme franco-américain expérimente une écriture chorégraphique à la confluence du geste et de la recherche scientifique, comme en témoigne leurs deux dernières créations, For Claude Shannon (du nom de l’un des pionniers de la théorie de l’information) et Maps, qui articulent texte, langage et mouvement, chacun généré par des principes scientifiques et informatiques spécifiques. Liz Santoro et Pierre Godard ont accepté de répondre à nos questions.

Au regard de vos précédents projets, retrouve-t-on des analogies entre vos différentes pièces ? Comment For Claude Shannon s’inscrit-il dans votre recherche artistique ?

For Claude Shannon renverse le principe d’écriture de Relative Collider (2014), qui était d’utiliser une structure chorégraphique pour composer un texte. Ici nous utilisons au contraire la structure syntaxique d’une phrase de Claude Shannon (extraite de l’article fondateur de la théorie de l’information, A Mathematical Theory of Communication, écrit en 1948) pour écrire des séquences de mouvements. C’est difficile de répondre à cette question parce qu’on cherche chaque fois à faire quelque chose de profondément nouveau, mais il y a aussi beaucoup de questions dont on n’arrive pas à se débarrasser et qui restent avec nous. Des questions assez informes, comme de se demander ce qui s’échange, ce qui se perd et ce qui naît dans le regard, ou comment fabriquer des poches d’espaces sensibles qui échappent à la logique marchande et à la compétition, comment donner de la place au complexe, au multiple, au paradoxal, demander à nos corps ce que sont nos corps. C’est toujours l’arrière-plan du travail. Mais l’angle change à chaque fois.

For Claude Shannon est construit sur un glossaire de gestes aléatoires et différents pour chaque représentation. Comment-est-il tiré au sort avant chaque représentation ? Combien de spectacles possibles peut générer ce « loto » ?

C’est un système un peu complexe. Il y a 24 « atomes » de mouvements (les 24 permutations du quadruplet 1-2-3-4) qui déterminent des mouvements pour les bras et les jambes dans les trois plans anatomiques (sagittal, coronal, transversal), et nous tirons aléatoirement chaque soir huit de ces atomes. Chacun est associé à une partie du discours (nom, déterminant, verbe, etc.) dans la phrase de Shannon, dont la structure syntaxique distribue, en quelque sorte, les mouvements entre les bras et les jambes. Il y a près de 30 milliards de séquences possibles (29 654 190 720 pour être précis). L’enjeu c’est de travailler une matière variable en s’appuyant sur une structure profonde fixe. C’est-à-dire de rechercher un espace d’autonomie par le travail de l’apprentissage. C’est ce que nous faisons tous en permanence, lorsque nous reconnaissons dans la matière variable et bruitée du réel des invariants.

À quel moment ce glossaire de geste est-il apparu dans le processus de création ?

Contrairement à Relative Collider où les mouvements étaient « samplés » d’un précédent spectacle, et notre dernière pièce, Maps, qui a donné lieu à l’élaboration collective de ce qu’on pourrait effectivement appeler un glossaire de mouvements, nous avons cherché dans For Claude Shannon un vocabulaire gestuel neutre, objectivé par des principes anatomiques invariables (les plans de l’espace tridimensionnel dans lequel nous évoluons tous), de manière à pouvoir travailler à une autre échelle sur les questions de variabilité et d’invariabilité dont nous venons de parler. C’est à mi-chemin de la création que ce vocabulaire s’est fixé, après avoir abandonné de très nombreuses autres tentatives. Quoi qu’il en soit, l’expressivité des danseurs ne passe pas ici par l’interprétation de chaque geste en particulier, mais par l’effort qu’ils font pour s’approprier dans son ensemble la nouvelle séquence de ces gestes, et pour négocier cet effort collectivement. L’enjeu de la pièce, c’est de rendre visible de l’information qui circule entre les corps, des variations d’entropie – la mesure de ce qui est prévisible ou pas. De déplacer le spectaculaire.

Vous avez confié « aborder la fabrique d’une nouvelle pièce en partant de l’endroit où la précédente pièce nous a laissée ». Où vous a laissé For Claude Shannon ? Quelle direction avez-vous prise au début de la création de Maps ?

Dans For Claude Shannon il y a l’émergence d’un corps multiple, on pourrait dire un « poly-body », et nous avons commencé les répétitions de Maps avec l’idée d’un principe de coopération spatiale et temporelle entre les danseurs dérivée d’une illusion d’optique, le « mouvement Tusi ». Et puis un autre désir était de dépasser ces transferts entre le texte et le mouvement via différentes structures, en trouvant un point de contact plus profond. C’est un article de la revue Nature, construisant des cartes sémantiques dans l’espace du cortex, qui nous a donné l’idée de penser le texte, autant que le mouvement, comme un déploiement dans l’espace.

Pour Maps, vous travaillez avec une toute nouvelle équipe d’interprètes (excepté la danseuse Cynthia Koppe). Comment se sont-ils approprié votre langage ? Avez-vous élaboré des exercices spécifiques ? Une méthode « Santoro & Godard » ?

La méthode s’il y en a une, c’est de ne nous intéresser qu’à ce que nous ne comprenons pas, qu’à ce que nous ne savons pas faire. Pas vraiment une méthode très efficace donc. Et puis il s’agit autant de nous approprier le langage des interprètes qu’eux le nôtre. Il faut de la patience et de la confiance, et paradoxalement beaucoup de détermination, pour habiter pleinement l’inconnu et l’incertitude. C’est difficile parce que chacun à un rapport très différent à cela, mais il y a toujours un moment où le groupe cherche une résolution par le choix, une sélection – ce qui est par ailleurs naturel – et notre travail c’est de résister à cela, de maintenir des états ambivalents, des états dont le statut est instable. Nous avons traversé en début de création certains matériaux de nos pièces précédentes, certaines pratiques somatiques, et passé du temps à partager sur toutes sortes de sujets. C’est plus tard dans le processus que s’élaborent des exercices spécifiques à la pièce, selon ce qu’elle requiert. Pour Maps, un travail sur la grammaire de la pièce, son lexique de mouvements, son articulation dans l’espace, etc.

Comment se sont déroulées les répétitions ? Pouvez-vous revenir sur les différents processus de création que vous avez tous traversés ensemble ?

Au début il y a des éléments épars, l’illusion d’optique dont nous parlions, un travail sur la parole, l’articulation, des matériaux plus anciens, et cette idée de placer le langage et la danse dans le même référentiel d’espace. Ensuite certaines connexions s’opèrent, nous trouvons des moyens d’activer du texte, des mots générés aléatoirement, dans l’espace tout en découvrant des difficultés inattendues, sur la manière de compter les pas par exemple. Nous avons fait d’ailleurs de cette controverse un spectacle, Noisy Channels, à La Pop il y a quelques semaines. Une grammaire s’élabore : une articulation spatiale et temporelle, un lexique de mouvements, une syntaxe d’actions, une manière de traiter l’information sémantique. La chose particulière qui s’est passée pendant cette création c’est qu’après une phase d’élaboration de séquences plus ou moins écrites, nous avons passé les deux dernières semaines à enlever progressivement ce qui avait été écrit pour ne laisser finalement qu’un système autonome, autogéré si l’on veut. La forme finale de la pièce, c’est une conversation de mouvements, improvisée comme peut l’être une conversation ordinaire, mais s’appuyant sur une grammaire très précise. Nous avons trouvé quelques jours avant la première, dans un livre de neurosciences traitant de l’attention, ces lignes qui décrivent le fonctionnement de nos neurones, et qui constituent une description très exacte de la pièce : « Freeman’s data […] support a view that neuron populations are self-organizing systems in which transient activity arises spontaneously, spreads across populations following basins of attraction, and then subsides, to be replaced by the next wave of activity. These basins of attraction represent confluences of meaning ».

Des mots en anglais et en français sont projetés en fond de scène pendant tout le spectacle. Ils semblent être déconnectés de la chorégraphie. Quelles significations ont-ils ?

Il s’agit de mots provenant de livres que nous ont donné les danseurs, des livres choisis en résonance avec le travail mis en jeu dans Maps, ou simplement des livres proches d’eux. Nous les avons un peu traités et filtrés pour extraire un grand dictionnaire dans lequel nous puisons des mots au hasard. Mais ces mots sont très connectés, en réalité, à la chorégraphie. Les danseurs commandent l’arrêt du générateur de mots, et le mot qui reste projeté sert de base à un choix qu’ils font tous individuellement. Ils attribuent une catégorie sémantique (parmi lesquelles visual, tactile, social, abstract, etc.) à ce mot, et cette catégorie correspond à une zone de l’espace, zone dans laquelle ils vont s’arrêter après ce choix. En fonction des accords et des désaccords sur le sens des mots, une microsociété se constitue, faite de groupes et d’individus isolés, et c’est ce qui sert de point de départ à la conversation de mouvement dont nous parlions. Les principes de construction, de collaboration, de fusion, etc, que nous mettons en oeuvre dans la chorégraphie sont directement déterminés par le sens des mots projetés.

Le tapis de danse de For Claude Shannon et de Maps est recouvert par des motifs géométriques. Quel est le sens caché de ces dessins ?

Dans For Claude Shannon, le sol représente une notation particulière de la partition chorégraphique et change donc à chaque représentation de la pièce. La ligne supérieure représente le mouvement des bras, et la ligne inférieure celui des jambes. Ce sol ressemble d’ailleurs à un séquenceur musical, et la séquence chorégraphique sert aussi de matrice à la partition musicale générative de la pièce. Quant à Maps, le motif au sol correspond à la superposition d’un marquage des zones sémantiques, une matrice carrée de douze lignes et de douze colonnes, avec le motif circulaire qui permet de réaliser le mouvement Tusi. C’est une capture architecturale des deux principes centraux de la pièce.

Avec Maps, vous collaborez une nouvelle fois avec le compositeur Greg Beller qui signe également la partition sonore de For Claude Shannon. Dans ces deux pièces, comment articulez-vous l’écriture chorégraphique et la musique ? À quel moment apparait la musique dans le processus de création ?

La conversation commence très tôt avec Greg et nous identifions des enjeux communs autour de la pièce, souvent autour de la générativité et de la variabilité, du bruit, de l’entropie. Mais comme nous fixons la structure de la pièce assez tard, cela nécessite de faire également évoluer la musique jusqu’à très tard dans le processus de création. Non seulement pour trouver la forme qui nous semble juste pour l’expérience que nous voulons proposer aux spectateurs, mais aussi pour les danseurs, qui trouvent dans la musique une nouvelle ressource dans laquelle puiser.

Le 31 mars, Learning (For Claude Shannon), Centre Pompidou (Festival Artdanthé)
Du 3 au 6 avril, For Claude Shannon, Théâtre de la Bastille

Photo © Julieta Cervantes