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Liz Santoro & Pierre Godard « Renouveler les mystères de l’expérience sensible »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 7 septembre 2015

Respectivement chorégraphe et chercheur en science, Liz Santoro et Pierre Godard collaborent depuis 2011. Ensemble, le binôme franco-américain ont présenté leur travail en France, en Europe et aux Etats-Unis. En résidence au CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson, ils préparent actuellement leur nouvelle création For Claude Shannon. Dans le cadre de la tournée de leur précédente pièce Relative Collider, ils ont accepté de répondre a nos questions.

Pierre, Liz, vous avez tous les deux un parcours très atypique, qu’est-ce qui vous a amené à l’univers de la danse et à collaborer ensemble ?

Liz Santoro – Je ne peux pas dire que mon parcours soit si atypique cependant la façon dont Pierre et moi nous travaillons ensemble n’est peut-être pas habituelle. J’ai fait de la danse classique très sérieusement jusqu’à l’âge de 18 ans avant d’étudier les neurosciences à l’université, avec pour idée de m’éloigner de la danse. J’y ai pourtant découvert la danse moderne auprès de Marcus Schulkind et j’ai commencé à fabriquer de petites chorégraphies avec d’autres étudiants qui, comme moi, avaient fait de la danse classique avant de rentrer à Harvard. Apres avoir obtenu mon diplôme, j’ai commencé à travailler à New York avec des chorégraphes dont le travail allait très au-delà de ce que j’avais auparavant pu imager de la danse. Puis, afin de pouvoir poser mes propres questions, j’ai commencé à me consacrer à mon propre travail vers 2010. Cette période de questionnement coïncidait avec une période similaire pour Pierre. Nous avons d’abord commencé à travailler sur les projets l’un de l’autre, pour nous rendre finalement compte qu’il était plus naturel de concevoir les pièces ensemble.

Pierre Godard – Apres des études d’ingénieur et un début de carrière dans la finance, j’ai pour ma part commence a travailler au théâtre comme électricien et machiniste au Théâtre de la Bastille à Paris, ou j’ai rencontre Jean-Michel Rabeux, ainsi que Jean- Claude Fonkenel qui conçoit ses lumières, et avec qui j’ai commence à travailler. J’y ai aussi rencontré Liz qui dansait dans un spectacle présenté cette saison-la à la Bastille. J’ai ensuite été régisseur, accessoiriste, assistant à la mise en scène, avant de commencer à me confronter à mes propres questions et à collaborer avec Liz. Il se trouve que je me suis mis à voir énormément de spectacles de danse à ce moment-la et que cela a profondément change mon rapport avec le travail du texte. J’étais envieux des outils dont disposent les danseurs à travers diverses pratiques somatiques, et qui me semblaient à même de rendre plus horizontal le processus de travail. Cela m’a conduit à m’intéresser à un champ de recherche au croisement de la linguistique et de l’informatique théorique et à reprendre un travail scientifique qui puisse entrer en dialogue avec la fabrique de formes mettant en jeu le mouvement et le texte.

Pierre, aujourd’hui, en parallèle de la danse, vous avez repris un travail de recherche en science. Apres un master en traitement automatique du langage vous avez commencé une thèse au Laboratoire d’Informatique pour la Mécanique et les Sciences de l’Ingénieur au Centre national de la recherche scientifique. Comment ces recherches font écho à votre travail de chorégraphe ?

Pierre – C’est plutôt un dialogue qu’un écho. Un dialogue un peu souterrain, parce que je consacre toute mon énergie à (essayer de) mener de front ces deux activités et qu’il se produit toutes sortes de frottements dans mon esprit en faisant cela. Je pense que l’art et la science ont des modes opératoires très différents, et qu’il est difficile – et peut-être sans grand interêt – de réaliser la synthèse de leur pratique dans la production d’un même objet. En revanche, il me semble que des racines profondes communes nourrissent les efforts des artistes et des scientifiques. Peut-être qu’il s’agit de renouveler les mystères de l’expérience sensible.

Vous parlez de vos pièces comme des « machines chorégraphiques ». Retrouve-t-on un fil rouge commun à vos trois dernières créations Watch it, We Do Our Best et Relative Collider ?

Liz – Une de mes premières préoccupations est le rôle que le public joue pour créer la singulière expérience d’une performance particulière. En construisant une chorégraphie qui a sa propre logique, en dehors d’une logique dramaturgique, avec l’intention de voir comment se passent les choses lorsqu’elle est présentée à un groupe de spectateurs, nous pouvons commencer à accéder à un niveau de communication qui dépasse la théâtralité ou le spectaculaire. Les trois dernières pièces tentent d’atteindre exactement cet état, toutes via des moyens très différents.

Pierre – Oui, ces machines sont un peu des instruments de mesure. Leur structure ne sert pas a enfermer dans je ne sais quel univers mécaniste mais a rendre visible quelque chose qui ne le serait pas autrement. Toujours cette phrase de Cage qui éclaire ce rapport et que j’aime tant : Structure without life is dead, but life without structure is un-seen.

Votre dernière création, Relative Collider, cherche « le point de contact entre le mouvement et le texte ». Liz, vous en signez la chorégraphie et pierre, vous en signez le texte. sur ce projet en particulier, comment avez-vous accordé vos motivations, vos voix et vos corps ?

Pierre – À vrai dire c’est un découpage un peu artificiel. Le mouvement et le texte sont certainement nos mediums de référence respectifs, mais il y a beaucoup d’allers-retours dans le processus de composition. Dans le cas de Relative Collider, le principal point de contact entre mouvement et texte consiste dans le partage d’une structure rythmique. Des motifs textuels 
correspondant à des séquences de huit mots interjetés d’un certain nombre de « AND » places à la frontière entre certains de ces mots, reproduisent les points de syncope des différentes séquences alternées de pas gauche et droite des danseurs. Ces motifs, moissonnés dans une cinquantaine de milliers d’ouvrages de langue anglaise disponibles sur le Projet Gutenberg, une plateforme de livres numérisés et libres de droits, sont ensuite samplés en temps réel (le texte change a chaque représentation) selon une séquence précise correspondant à la partition dansée. Plus généralement, il s’agit de tenter de travailler le texte et le mouvement avec des outils communs. Il y a eu beaucoup de danse au théâtre et de théâtralité dans la danse, mais ce qui m’intéresse c’est de penser à la performance du texte et du mouvement comme des activités somatiques comparables.

Liz, la structure chorégraphique de Relative Collider est composée de deux systèmes de mouvements indépendants que vous avez intitulé « arms » et « feet ». Comment ce vocabulaire très précis s’est-il construit ?

Liz – « Feet » se compose d’une structure de huit phrases de huit temps ou chaque temps correspond au pied droit ou au pied gauche. Ca commence par le plus simple ou par le plus évident : droit, gauche, droit, gauche, droit, gauche, droit, gauche, puis ça passe à sept autres variations. L’idée était de créer au départ un mouvement de base assez simple sur lequel on pouvait ajouter une variable « tasks ». Actionner « arms » au dessus de « feet » est une variable possible. Dans une précédente pièce, We Do Our Best, nous avons développé une pratique que nous appelons « le triangle » dans laquelle le danseur observe ce que son corps produit à partir des modifications somatiques découlant de la conscience d’être soumis à un regard, sans chorégraphie écrite ni partition d’improvisation. À partir de photographies prises pendant une performance de la pièce, j’ai prélevé soixante-quatre positions de bras qui ont ensuite été assignées à chacun des soixante-quatre mouvements de « feet ». Au cours de la pièce, nous inversons cette structure (qui forme alors un palindrome) mais la séquence « arms » ne change pas. Pour les spectateurs, le changement reste pratiquement imperceptible mais ce décalage produit un effet important sur les danseurs, ainsi que sur Pierre dont le texte change aussi de structure à ce moment-là.

En effet, Pierre, vous rythmez la partition sonore en lisant sur un ordinateur une série de phrases sans narrations apparentes. comment ce système textuel est conçu ?

Pierre – Comme je le disais ce texte est composé à partir de samples qui suivent le schéma de composition des séquences de pas dont Liz vient de parler. Je voulais traiter le texte comme du mouvement sans m’occuper de construction d’ordre sémantique. C’est d’ailleurs pour cela que ce texte est conçu en anglais et non en français, ma langue maternelle. La conscience de l’effort physique qui se déploie dans l’articulation y est ainsi plus précise. Et j’ai l’espoir qu’après un certain temps le spectateur puisse percevoir l’activité du locuteur et des danseurs comme virtuellement identiques. Bien sur, dans ce processus, le langage reprend régulièrement ses droits ; du sens s’accroche alors au plateau et dessine de nouvelles lignes de fuite. Par ailleurs, la composante aléatoire de ce texte génère en temps réel, et qui change donc à chaque représentation, renforce une forme d’objectivation de l’effort physique que je ne peux automatiser, tout en préservant une régularité structurelle qui me permet de trouver une autonomie et de converser avec le système plutôt que de me contenter de l’implémenter. Cet effet est renforce par l’assemblage de motifs entièrement inconnus (ceux moissonnes en très grand nombre car fréquents) et de motifs plus familiers (les motifs rares, qui réapparaissent par conséquent plus fréquemment).

La partition est très précise mais laisse cependant au locuteur et aux danseurs une marge d’erreur. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette notion d’imprévisible et d’aléatoire ?

Liz – Lorsque nous nous sommes seuls, suivre la partition chorégraphique reste possible, mais lorsque nous ajoutons une autre personne ça devient plus difficile. La présence de chaque nouveaux danseurs modifie notre attention et notre comportement. En ajoutant la présence des spectateurs, une nouvelle boucle de rétroaction apparait, ainsi que des notions de succès et d’échec. Ceci met le système nerveux sous tension et questionne l’idée même de l’erreur, ce qu’elle produit, etc. Nous sommes face à cette machine que nous activons, obligés de la remettre en question et de se demander pourquoi nous voulons coopérer avec elle. Au final, si nous voulions ne jamais faire d’erreur, ce serait possible, mais cela produirait une pièce tout à fait différente.

Votre prochaine pièce For Claude Shannon continue d’explorer les possibilités entre le travail du mouvement et celui du texte. Quels sont les enjeux de cette nouvelle création ?

Pierre – Nous sommes encore au début des répétitions de cette nouvelle pièce, et nous avons repris les questions plus ou moins la ou nous les avions laissées. Il s’agit en ce moment de voir dans quelle mesure une structure textuelle peut produire du mouvement et se superposer à une autre structure, celle du corps. Le chemin inverse en quelque sorte de celui parcouru en fabriquant Relative Collider. Nous travaillons aussi sur les conséquences qu’a sur l’intensité de présence et la qualité du mouvement, le traitement en temps réel d’un flux d’information non appris, ou en train de l’être. Nous cherchons enfin à préciser une manière de composer vers laquelle nous tendons depuis un moment, et qui s’appuie essentiellement sur des notions d’ordre et de désordre, d’information, de redondance, de bruit (visuel autant que sonore), autrement dit, et plus ou moins métaphoriquement, sur la notion d’entropie qui remplace pour nous toute forme de dramaturgie.

Relative Collider. Conception Liz Santoro et Pierre Godard. Chorégraphie Liz Santoro. Texte Pierre Godard. Son Brendan Dougherty. Costumes Reid Bartelme. Avec Pierre Godard, Cynthia Koppe, Liz Santoro et Stephen Thompson. Photo de Ian Douglas.