Photo photo 3 credit Pierre Planchenault

Rain, Meytal Blanaru

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 16 octobre 2020

Depuis une dizaine d’années, Meytal Blanaru développe une pratique chorégraphique sensible qui prend racine dans la Méthode Feldenkrais et ses principes. Avec sa dernière pièce Rain l​a chorégraphe puise dans le souvenir d’une expérience traumatisante de son enfance. Si ses précédents opus exploraient déjà en souterrain cette mémoire parcellaire, cette nouvelle création verbalise pour la première fois cet événement traumatique. Dans cet entretien, Meytal Blanaru ​revient sur le processus quasi therapeutique de ce solo et la nécessité de partager ouvertement cette histoire au plateau et en dehors.

Votre pratique de la Méthode Feldenkrais est l’un des outils fondateurs de votre écriture chorégraphique. Qu’est-ce qui anime votre intérêt pour cette pratique en particulier ? Comment cet outil s’est-il développé au fur et à mesure des années et des projets ?

J’ai découvert la Méthode Feldenkrais par hasard en 2008 pour soigner mon dos bloqué. Lors de cette première session, j’ai tout de suite été impressionnée par le fait qu’un travail aussi subtil et non violent peut inviter à un changement physique qui semble si grand et profond. Mon dos fut aussitôt débloqué et j’ai découvert les jours qui ont suivi des sensations auxquelles je n’avais jamais prêté attention, une liberté immense que je n’avais jamais sentie auparavant. C’était clair pour moi que ces sensations résultaient de la session de Feldenkrais que j’avais pratiqué et c’était évident que je devais creuser cette voie. En tant qu’interprète, nous apprenons à regarder notre corps et nous nous engageons trop souvent à le modifier pour ce qu’il devrait être « à l’extérieur ». La Méthode Feldenkrais a réellement bouleversé toute cette construction et m’a permis de rencontrer mon corps par « l’intérieur » avec de nouvelles perceptions. J’ai alors suivi une formation et j’ai fini par devenir professeure certifiée. Je ne sais pas si c’est lié mais j’ai commencé à faire mes propres créations après avoir débuté la pratique de la Méthode Feldenkrais. Avant ce moment, je n’avais pas trouvé cette voix à l’intérieur de moi pour parler en tant que chorégraphe. Lorsque j’ai senti que cette pratique modifiait mon rapport à la danse, j’ai décidé de faire une pause d’un an dans ma carrière de danseuse professionnelle et de me consacrer à rechercher comment introduire les principes de la Méthode Feldenkrais dans la danse. Je me suis alors retrouvée à développer une recherche personnelle qui progressivement est devenue une technique que j’utilise dans mes créations et que j’enseigne désormais : Fathom HIGH. Encore une fois, je n’avais pas prévu de partager ce travail avec d’autres personnes mais un jour, j’ai reçu la proposition de donner un cours à des danseur·se·s professionnel·le·s et il semble que ce cours ait vraiment trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, j’ai donc poursuivi et développé cet enseignement désormais ouvert à toutes et à tous.

Vos précédentes pièces Sand, Anitya et We were the future exploraient vos souvenirs d’enfance comme matériaux de travail. Comment votre recherche a-t-elle évolué au fur et à mesure de cette trilogie ?

En effet, mes dernières créations ont pris racine autour des thèmes du souvenir et de la mémoire. Mon intérêt pour ces thèmes était personnel – à cette époque, j’ai commencé à me souvenir par fragments d’une expérience traumatisante de mon enfance. J’ai alors décidé de me plonger dans ce processus tout simplement parce que je ne pouvais pas encore formaliser complètement cet événement. Ma pièce ​We were the future a ainsi donné un espace et un nom à cette mémoire parcellaire. Progressivement, de plus en plus de morceaux se sont assemblés jusqu’à ce que je puisse être capable de reconstituer cet événement traumatisant conservé dans mon inconscient. Il s’agit du souvenir d’un abus sexuel que j’ai subi dans mon enfance. Choisir d’affronter cet événement par le biais de mon travail participe en quelque sorte à un processus de guérison.

Ce souvenir est-il apparu lors d’une séance de Méthode Feldenkrais ?

Pas exactement. D’autres facteurs sont entrés en ligne de compte, mais c’était pendant une période de pratique rigoureuse du Feldenkrais que ce souvenir a commencé à faire surface. La Méthode Feldenkrais nous ramène à des stades de développement antérieurs et permet donc naturellement de rencontrer des moments de « formation » de notre passé. Plus que tout, cette pratique m’a offert une grande paix intérieure durant cette période turbulente et incertaine pendant laquelle j’ai essayé de rassembler les morceaux d’un souvenir pertubant. Elle m’a apporté un profond sentiment de calme, elle m’aide toujours à « nettoyer le bruit », à être capable de me connecter plus profondément à moi-même et à mon corps et, par conséquent, à clarifier ce que je souhaite vraiment partager sur scène.

Contrairement à vos précédentes pièces où vous taisiez ce souvenir, Rain le formule ouvertement. Partager aujourd’hui verbalement cette expérience était-il une évidence dès le départ ?

Après ​We were the Future ​et un long processus de guérison (réalisé à l’aide de la méthode IFS) je me suis sentie capable de parler ouvertement de mon expérience. Je voulais le faire. Il était important pour moi de briser le cycle du silence, de la honte, de la culpabilité et de rester fière en tant que survivante et non en tant que victime. Ce souvenir est peut-être une partie significative de qui je suis aujourd’hui mais cet événement ne définit pas qui je suis. Parler publiquement de ce type d’abus fait souvent craindre d’être étiquetée comme victime, et par extension assimilée à une forme de faiblesse. J’ai pourtant le sentiment que traverser des processus de reconstruction après de telles expériences traumatisantes demande une force incroyable. L’acte le plus courageux que je pouvais réaliser est de m’exposer à cet endroit, sur un plateau face aux spectateur·rice·s, les yeux dans les yeux, sans honte ni culpabilité. Sans l’anticiper, ce processus m’a permis de découvrir beaucoup de force et de liberté dans des endroits où je rencontrais auparavant la peur et d’épaisses protections. J’ai réalisé à quel point j’avais soif de me rencontrer et de rencontrer mon corps à travers ma propre perspective, et non celle de quelqu’un d’autre.

Pouvez-vous revenir sur le processus de création de Rain

Pour préparer la création de ​Rain,​ j’ai consacré une année à la recherche sur le mouvement. Je souhaitais établir dans un tout premier temps le langage de cet univers, étant donné que lorsque j’allais commencer à chorégraphier j’allais déjà avoir une base de recherche riche et stratifiée. Je savais dès le depart que je voulais travailler sur la déconstruction de la féminité telle qu’elle a été définie à travers notre histoire par une perspective extérieure – généralement par un regard masculin hétérosexuel. J’ai alors cherché la façon de décomposer physiquement cette narration, de la déstabiliser et ainsi de voir ce qui pourrait sortir des ruines de ce paradigme. J’ai ainsi eu une pratique rigoureuse de la Méthode Feldenkrais qui a donné lieu à différents axes de recherche… Je me suis intéressée à la manière dont mon corps pouvait canaliser de multiples perspectives à la fois, comment il pouvait contenir simultanément plusieurs intentions dans un même mouvement.

La saison dernière, en plus du mouvement #MeToo plusieurs lettres ouvertes et articles de presse ont révélé au grand jour de multiples situations d’abus de pouvoir et de hiérarchie écrasante dans le milieu de la danse. Ces « révélations » ont-elles participé au processus de Rain?

Le mouvement #MeToo et les personnes courageuses qui le soutiennent ont certainement été une force motrice importante pour cette pièce qui m’a donné le courage de m’exprimer. Cependant, en créant ​Rain,​ j’étais plus en phase avec le harcèlement et les abus que tout le monde subit dans différentes circonstances, pas particulièrement dans le domaine de la danse. Cependant ​j’ai malheureusement conscience du long chemin qu’il nous reste à parcourir dans le secteur artistique, y compris dans le domaine de la danse. Les chorégraphes qui abusent de leur pouvoir sont malheureusement une norme dans le milieu de la danse et il existe toujours un code du silence. Nous devons parler. Avec cette pièce, j’espère faire partie de cette importante conversation que nous devons tou·te·s avoir ouvertement, aussi difficile soit-elle. Depuis que le mouvement #MeToo a éclaté, j’ai pris conscience de l’utilisation abusive du corps des femmes et de la façon dont ma propre définition de la féminité est dictée par des termes masculins hétérosexuels. C’était, et c’est toujours, un sujet qui me tient à cœur et qui me pousse à prendre publiquement position à travers mon travail. J’ai ressenti un profond sentiment d’urgence à remettre en question ces normes sur scène. Cette perspective plus large de la féminité a ainsi ouvert de nombreuses portes lors du processus de création et m’a finalement aidée à apporter mon histoire personnelle et à l’aborder ouvertement sur scène. J’ai choisi de partager mon histoire de manière publique pour la même raison que j’ai entrepris de faire cette pièce : je sais que je ne suis pas seule à avoir vécu ce type d’expérience. Je vois l’intérêt d’être moins seule dans cet espace, ainsi que de normaliser le discours autour de ces sujets, afin qu’ils puissent éventuellement moins peser sur les gens, individuellement comme collectivement.

La première de Rain en avril dernier a été annulée à cause de la crise sanitaire. Le confinement a-t-il provoqué de nouvelles questions ou réflexions ? Vous a-t-il amené à reconsidérer votre pratique ?

Le confinement m’a permis de faire une pause dans le flux constant du travail et de passer du temps avec mon fils, différemment. Jouer avec lui m’a rappelé à quel point il est incroyable de se perdre en jouant. Je dois avouer que ces moments partagés ont remis en perspective ma vision de la danse car je développais auparavant ma pratique en essayant de contrôler mon corps, de le « plier à ma volonté ». Je vois maintenant la valeur du jeu qui est sans doute le moyen le plus efficace d’apprendre et de grandir. Les bébés et les enfants le font naturellement, simplement en jouant et en écoutant. Nous associons généralement la croissance à l’effort mais ces deux éléments ne sont pas intrinsèquement liés. Il s’agit plutôt d’une construction sociale que nous adoptons. Il y a tant de façons d’apprendre et de grandir. J’ai compris qu’il est important pour moi de passer ce temps de qualité avec moi-même, avec mon corps, avec les gens que j’aime, comme une façon d’être où je peux me rencontrer et, je l’espère, rencontrer les autres.

Vu à La Briqueterie CDCN du Val-de-Marne, dans le cadre des Plateaux. Conception, chorégraphie, interprétation Meytal Blanaru. Musique Benjamin Sauzereau. Dramaturgie Olivier Hespel. Photo Pierre Planchenault.

Meytal Blanaru présente Rain les 1er et 2 juin 2021 au festival des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.