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Rachid Ouramdane « Inventer un monde hétérogène »

Propos recueillis par François Maurisse

Publié le 29 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le danseur et chorégraphe Rachid Ouramdane.. 

Dès le début de sa carrière, Rachid Ouramdane privilégie les rencontres et les collaborations. En tant qu’interprète, il travaille avec Meg Stuart, Odile Duboc, Hervé Robbe, ou Alain Buffard. En tant que chorégraphe, il collabore avec Fanny de Chaillé, Christian Rizzo ou encore Pascal Rambert. Ces dernières années, il a créé le duo Tordre (2014), Tenir le temps (2015) ansi que Murmuration en juin dernier pour le Ballet de Lorraine. Il est aujourd’hui co-directeur (avec Yoann Bourgeois) du CCN2 – Centre Chorégraphique National de Grenoble.

Quel est votre premier souvenir de danse ? 

Je ne sais pas quel est mon premier souvenir de danse avec précision, mais il est certain que les souvenirs que j’ai de mon enfance dans la communauté musulmane dans laquelle j’ai grandi sont souvent accompagnés de musiques et de danses.  Il y a aussi John Travolta qui indéniablement fait partie des images de danse parmi les plus anciennes de ma mémoire. Je me rappelle de mes sœurs ainées tentant de m’apprendre un passage d’une chorégraphie de Grease. C’est au travers de choses très populaires que j’ai rencontré la danse pour la première fois : des fêtes musulmanes et la télévision.

Quel spectacle vous a le plus marqué en tant que spectateur ?

Le Saut de l’ange (1987) de Dominique Bagouet, dans une scénographie de Christian Boltanski m’a beaucoup marqué. C’était le premier spectacle de danse contemporaine que je voyais et cela a fait voler en éclat tout ce que j’aurais pu attendre d’un spectacle de danse. Je suis sorti de la salle perplexe et intrigué, ayant du mal à saisir ce que je venais de voir et avec une excitation énorme pour essayer de comprendre les images que je venais de voir. C’est peut-être en voyant ce spectacle à l’âge de 16-17 ans que j’ai réalisé comment une œuvre chorégraphique pouvait créer un trouble qui agite l’imaginaire du spectateur. Qu’au-delà du « j’aime – je n’aime pas » le plaisir à réfléchir ce qu’on ne comprend pas en art m’est apparu.

Quel est votre souvenir le plus intense, parmi tous les projets auxquels vous avez collaboré ?

Il s’agit probablement d’un festival intitulé « le skite » organisé par le critique Jean-Marc Adolphe. C’était un mois d’expérimentation tout azimut avec comme aire de jeu la ville de Lisbonne. Nous étions au milieu des années 90. Un ensemble de chorégraphes encore méconnus était là : Alain Platel, Jérôme Bel, Meg Stuart… S’improvisaient des propositions tous les jours dans des lieux complètement inattendus. J’ai le souvenir d’un état d’expérimentation à grande échelle comme on en voit que très rarement.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ? 

Probablement celle avec Meg Stuart vers la fin des années 90. Nous étions portés par une envie de tout remettre en question. Nos héritages, les lieux où se produire, le type de personne qu’on invitait pour un projet ; tout était remis à plat. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut tout le temps faire, car creuser un sillon sur ses acquis me semble aussi important. Mais ce genre de période, de profonde remise à plat dans le foisonnement artistique qui était celui de Bruxelles (la compagnie de Meg Stuart y était basée à l’époque) ; tout cela a été important pour moi.

Quelles oeuvres théâtrales ou chorégraphiques composent votre panthéon personnel  ?

Limb’s theorem (1990) de William Forsythe, Umwelt (2004) de Maguy Marin, Set and Reset (1983) de Trisha Brown, Inferno (2008) de Romeo Castellucci, Clôture de l’amour (2011) de Pascal Rambert, Hommages (1989-1998) de Mark Tompkins… Parfois ce n’est pas un spectacle dans son entièreté mais un moment dans une pièce. Je pense que l’un des moments de théâtre qui m’a le plus marqué est une scène de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (1993) de Peter Brook où l’acteur Yoshi Oïda par son jeu, guide votre regard. Le personnage de la scène est atteint d’une déficience qui ne lui permet pas d’avoir conscience de tout un côté de son corps. Il est dans un hôpital avec un dispositif de vidéo et de miroir où la gauche et la droite sont inversées. Le désarroi de la personne, dans ce qui est pour lui un labyrinthe d’images qui lui sont renvoyées, est un moment d’intelligence spatiale et d’humanité dans le jeu de Yoshi Oïda. C’est un grand moment de chorégraphie à mon sens.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Exprimer ce que les mots ne disent pas. Proposer, dans l’abstraction des gestes et l’expressivité des corps, un état du monde. Témoigner des complexes relations d’un corps dans un environnement quel qu’il soit. La danse nous renvoie finalement en permanence à nos corps, leurs fragilités et leurs finitudes.

Quel rôle a un artiste dans la société aujourd’hui ?

À mon sens, l’artiste opère une veille vis à vis de l’uniformisation de la pensée et de la tentation de se rétracter sur les choses uniquement matérielles. Ce sont des dangers qui nous guettent tous. Par ses contributions, son besoin de partager ses visions, la valorisation des choses qui s’adressent à la pensée et à nos sens, il contribue à inventer un monde hétérogène dont nous avons besoin.

Photo © Géraldine Aresteanu