Photo © Raphaël Morillon

Maud Pizon & Jérôme Brabant, A Taste of Ted

Propos recueillis par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 20 avril 2018

À partir d’une longue recherche qui les a mené jusqu’aux États-Unis sur les traces de Ruth Saint Denis et Ted Shawn, les chorégraphes Maud Pizon et Jérôme Brabant ont rassemblé et réinterprété une multitude de danses du passé. Différentes formes d’archives (films d’époques, annotations, partitions, etc.) leur on permis d’enrichir un travail qui questionne cet héritage à la lumière du présent et qui problématise notamment les notions d’exotisme et d’orientalisme dans l’histoire de la danse. Leur création A Taste of Ted, qui signe l’aboutissement de ce travail au long cours, est un véritable voyage à travers le temps et ravive le patrimoine de ces deux pionniers de la modern dance américaine.

Dans votre travail de danseur et de chorégraphe, quel regard portez-vous sur l’Histoire de la danse ? 

Maud Pizon : Un regard d’archéologue ou d’aventurière du début du XIXe siècle, quand tout restait encore à découvrir et qu’on pouvait aller dans des endroits où personne n’était jamais allé ! Du moins c’est ce qu’on pensait alors… L’Histoire de la danse compte encore pas mal de ruptures, de discontinuités, de zones peu explorées… Ces “trous” sont autant d’espaces qui appellent non seulement à la recherche théorique et pratique, au déplacement géographique, mais aussi à l’interprétation et même à la fiction. Je me suis formée à la notation Laban pour pouvoir voir et danser ces mystérieuses danses du début du XXe siècle, invisibles car elles n’ont pas été filmées… En tant qu’artiste chorégraphique, déchiffrer des partitions de ces danses et les danser m’excite et m’amuse au plus haut point. J’ai l’impression de travailler avec Isadora Duncan un jour, l’autre avec Ted Shawn. J’aime que la pratique de la danse soit un outil d’investigation, qu’elle produise du sens, et du lien entre les savoirs. Par exemple, déchiffrant des exercices de cours de Ted Shawn des années 1950, j’ai soudain eu le vertige de constater que certains sont toujours enseignés sous des formes très proches dans les cours de danse contemporaine d’aujourd’hui sans qu’on sache d’où ils viennent. Certes je n’ai pas découvert l’Amérique, mais ces petites découvertes font de moi une aventurière comblée.

Comment ce rapport particulier à l’histoire agit-il sur le travail de création ?

Jérôme Brabant : Il y a aussi un regard de passeur. Ce n’est pas qu’un regard d’ailleurs, nous faisons en sorte d’intégrer cette histoire dans nos corps pour la faire perdurer et aussi la transmettre. Cette histoire de la danse est notre patrimoine, notre histoire en quelque sorte, qui fait de nous ce que nous sommes et notre façon d’aborder la danse aujourd’hui. Ces danses nous ont permis de construire nos corps, de développer nos imaginaires, d’ouvrir nos regards. De nous donner des bases solides sur lesquelles nous appuyer, des références qui nous soutiennent dans nos propres créations chorégraphiques. Ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes qu’un maillon de cette frise historique qui se déroule dans le temps. Nous en apportons des déclinaisons. Serait-ce prétentieux de dire que nous poursuivons le travail qui a été enclenché par nos prédécesseurs (voire nos modèles !) ? Je porte donc un regard respectueux et admirateur sur ces figures qui ont construit cette histoire de la danse comme Ted Shawn qui a concouru à faire reconnaître le métier de danseur pour les hommes ou Valeska Gert qui a apporté du sens au mouvement, une danse nourrie d’émotions et d’un contexte social. Ces figures de la danse ont amené la danse à une place autre que celle du divertissement, c’est à dire à celle d’œuvre artistique qui porte un regard sur le monde, comme un témoin. Peut-être est ce la “mission” du danseur et des chorégraphes ? Livrer une vision de la société, en donner une lecture et faire évoluer les mentalités, rendre les gens sensibles à leur environnement et ainsi se connecter à ses émotions, son corps, ses sensations.

Aujourd’hui, de plus en plus de chorégraphes se confrontent à l’Histoire de la danse : hommages, citations, reprises… À votre avis, pourquoi cet intérêt si particulier pour le passé ?

Maud : Je pense que la danse ne cite pas assez ses sources. La prévalence d’un mode de transmission oral dans le secteur chorégraphique fait que beaucoup d’informations se perdent ou s’altèrent. Danseurs, chorégraphes de ma génération en tous cas, nous avons pour la plupart reçu un enseignement à la mémoire courte, rarement capable d’expliciter sa filiation au delà d’une génération… Contrairement au théâtre ou à la musique contemporaine, on se forme à la danse contemporaine sans lire ou pratiquer  le répertoire par exemple. On ne connaît pas nos classiques. Combien de danseurs ont vu La Table Verte ? Combien l’ont dansée ? D’où la nécessité pour beaucoup d’artistes de savoir d’où ils viennent.

Jérôme : Le fait de reconstruire des danses, les citer ou leur rendre hommage vient sûrement d’un besoin de les matérialiser et continuer à les faire vivre au-delà de la vidéo ou de textes. C’est comme si on cherchait à savoir d’où l’on vient et à reproduire des gestes ancestraux qu’on se transmet de génération en génération. Il y a probablement quelque chose de l’ordre de la filiation, un besoin de créer un lien de continuité entre le passé, ce que nous faisons aujourd’hui et ce que nous ferons dans le futur.

Maud : La question des origines est une étape nécessaire au roman familial chorégraphique. On anglais on parle d’ailleurs de dance parents. Le surnom de Ted Shawn aux Etats-Unis c’est “Papa” ! Paradoxalement, cet intérêt pour le passé ne fait que renforcer le présent, l’actualité inéluctable de cette démarche et l’ouverture vers une contemporaneité toute neuve qu’on pourrait appeler futur. Avec Jérôme on s’amuse d’ailleurs à qualifier notre démarche sur A Taste of Ted de “rétro-visionnaire” ! On ne peut pas être ce qui a été, autant l’accepter avec créativité.

Jérôme : Ou peut-être aussi parce que tout a déjà été fait. Il est difficile de créer quelque chose de nouveau ou de marquant quand on connait toutes les références présentes dans l’histoire de la danse.

Qu’est-ce qui anime alors votre intérêt pour les figures de Ruth St. Denis et Ted Shawn ? De quel manière vous en êtes vous emparé dans A Taste of Ted ?

Maud : Ted Shawn et Ruth Saint Denis sont des oubliés de l’Histoire. Ils ont été éclipsés par leurs élèves transfuges, Martha Graham, Charles Weidman et Doris Humphey en tête, fondateurs de la modern dance américaine. Il y a très peu de littérature sur Ted Shawn et Ruth Saint Denis (surtout en français), et une méconnaissance presque totale de leur œuvre chorégraphique. On a gardé d’eux que des images fixes, des clichés aussi…On a grand mal à se représenter la manière dont ils bougeaient. Sans doutes à cause du peu qu’on sait de cette mystérieuse méthode somatique française prédominant alors aux Etats Unis et aujourd’hui presque totalement disparue… La méthode Delsarte vous dites ? A Taste of Ted est donc né d’un manque et d’une curiosité amusée. Entre 2012 et 2017, Jérôme et moi avons patiemment reconstruit une vingtaine de soli et duos orientalistes de la période “Denishawn” (école et compagnie de danse de Ted Shawn et Ruth Saint Denis de 1915 à 1931). On voulait prendre un bain Denishawn, pratiquer au maximum ces danses si loin de notre pratique de danseurs contemporains ! Ces sont des danses d’expressions, des danses qui pour certaines ont plus de cent ans, elles font partie d’un monde et d’une société révolus. Nous avions à cœur de respecter ces danses et de les comprendre en les replaçant dans leur contexte historique, certaines sont des danses exotisantes, parfois délicates à comprendre et à manier. Ces années de recherche ont été nécessaires pour comprendre leur modernité au delà de l’exotisme.

Procédez-vous alors à une sorte d’actualisation idéologique de ces danses ? 

Jérôme : Au début de leur compagnie, Ted Shawn et Ruth Saint Denis donnaient une vision fantasmées des ailleurs sans jamais y être allé, en mettant en scène des danses du monde. De mon côté, sur mes précédentes pièces, j’avais déjà travaillé sur les représentations de l’exotisme, ses clichés. Comment l’homme occidental perçoit ce qui est étranger, lointain et peu connu et lui donne un caractère naturellement original dû à sa provenance. Encore maintenant beaucoup de gens perçoivent les habitants d’une île comme des vahinées buvant des cocktail dans des noix de coco sur la plage. En tous les cas, une image de vacances perpétuelles, d’une population complètement nonchalante. Sachant que je suis “une créature venue d’une île”, c’est logique pour moi de travailler sur ce thème et de le questionner. J’ai voulu voir à mon tour comment moi, venant d’une île et donc étant exotique, je pouvais me saisir de ce répertoire de la Denishawn et le nourrir autrement. Quand on vient d’une île, qu’on a la peau mate et les yeux verts comme moi, le regard des autres se posent différemment sur vous, ce regard questionne.

Quels ont été les différentes axes de recherches autour de la Denishawn et vos méthodes de travail en binôme ?

Maud : Après avoir travaillé pendant quatre ans à partir de ce que nous avions sous la main en Europe (quelques partitions Laban, des photos, des captations de reconstructions de danses par des danseurs plus ou moins proches de la Denishawn….), nous avons obtenu en 2016 une bourse de l’Institut français qui nous a permis d’aller consulter les archives à New York Public Library et à Jacob’s Pillow dans le Massachusetts. À l’époque, A Taste of Ted était un projet de recherche, celui de relire les danses de la Denishawn au regard du Delsartisme. Nous sommes aussi allés à New York pour prendre des cours avec Joe Williams, un des très rares spécialistes de la méthode Delsarte. L’hypothèse était qu’une initiation à cette méthode, plébiscitée par Ted Shawn et Ruth Saint Denis eux-mêmes, nous permettrait d’accéder à une interprétation plus juste de leurs danses, souvent méjugées car mal connues.  Entre les films 16 mm (non numérisés !) qu’on a trouvé à la NYPL, les partitions Laban du Dance Notation Bureau et les cours de Joe, le puzzle déjà commencé a vite pris forme.

Jérôme : Il s’agissait d’incarner Ted Shawn et Ruth Saint Denis tout en les confrontant à nos propres expériences et à ce que nous sommes. J’ai voulu faire un pont entre la culture réunionnaise et celle du melting pot des Etats-Unis: deux mondes nouveaux, avec une histoire jeune, qui s’approprient ce qui vient de l’extérieur, l’assimile et en fait une nouvelle donne, sa propre culture. Il y a aussi le travail de création lumière de Françoise Michel. La gamme de couleurs choisies nous donne l’impression de faire des allers-retours entre passé et présent comme si le spectateur était par moment transporté dans un film, couleur sépia, du début du XXème siècle.

Maud : En parallèle à cette dimension très sérieuse et documentée, nous avons aussi laissé volontairement notre recherche se contaminer par nos méthodes de travail expérimentales et pas très catholiques : faire du yoga sur du RNB, danser pieds nus dans les vastes paysages naturels américains, effectuer un pèlerinage laïque dans le Bronx, jouer à Ted Shawn et Ruth Saint Denis en photos… Et puis il y a eu ce fonctionnement particulier, lié à l’étalement du projet A Taste of Ted sur plusieurs années : tout ce qui est resté est le fruit d’une longue décantation. Nous avons goûté à une forme d’empirisme assumé et au thé bien infusé.

Aurélien Richard signe la composition musicale de la pièce. Comment le travail de la musique a-t-il été envisagé ? 

Maud : Aurélien a composé la musique du début et de la fin de la pièce. Il interprète aussi plusieurs petites pièces ou arrangements de compositeurs américains, commandes de Ruth Saint Denis et Ted Shawn pour leurs danses. A Taste of Ted se décline aussi sous la forme d’une conférence dansée dans laquelle Jérôme et moi dansons un autre corpus de soli et duos de la période Denishawn, toujours accompagnés par Aurélien, mais dans une démarche plus “historique”.  La présence d’Aurélien sur scène avec nous évoque les dispositifs scéniques et musicaux contemporains de la Denishawn: le pianiste accompagne les danseurs sur scène mais aussi en tournée. Renouer avec le piano live, de coutume à l’époque, est aussi au cœur de notre projet notamment car cela donne à voir l’influence de la rythmique Dalcroze et des théories Delsartistes de la musique dans ces danses.

C’est donc un mélange entre des compositions originales et des interprétations de pièces de l’époque …

Maud : Une de nos grande frustration a été de ne pas pouvoir ramener toutes les partitions musicales des danses reconstruites aux Etats Unis.

Jérôme : Certaines parties musicales ont été composées pendant la création. Nous avons émis à Aurélien des demandes particulières quant à l’atmosphère de certaines scènes. Il a aussi fait des propositions sur la dernière partie de la pièce qui est une danse de totems, proche de la transe. Nous souhaitions utiliser de la musique techno mais jouée avec un piano ! Il s’agissait de créer un lien entre le passé et cette création, le monde actuel. Chaque séquence a son importance, cependant par moments, c’est la musique qui est mise en avant et la danse prend la fonction de socle, un élément régulier qui permet à Aurélien de jouer de ses talents d’interprète au piano.

Dans A Taste of Ted, comment les matériaux historiques se confrontent-ils à une écriture personnelle ? Comment avez-vous tenter de digérer l’Histoire ? 

Maud : Dès le début que notre recherche, nous savions qu’elle s’étalerait dans la durée. Nous avons alors mis en place une espèce de protocole qui consistait à enregistrer nos conversations régulièrement comme un carnet de bord dialogué. À la fin du projet, en réécoutant ces enregistrements, ils nous est clairement apparu que leur intérêt tenait moins au contenu qu’à l’informalité du discours, qui mêlait informations précises, dates, mais aussi blagues, expressions anachroniques, ambiances sonores et surtout abordait des questions théoriques et éthiques de manière simple et spontanée … Nous avons voulu garder ce mélange des genres et des époques dans la pièce et Clara Le Picard, auteure et metteure en scène, nous a aidé à écrire une dramaturgie à partir des ces enregistrements. Nous tenions à ne pas évacuer l’humour avec lequel nos recherches ont été abordées, sous prétexte que nous nous attaquions au répertoire. Aussi, au fur et à mesure de nos lectures des textes de Ruth Saint Denis et Ted Shawn, nos reconstruction de leurs danses, nous avions de moins en moins de doutes sur leur humour. Au sein de la Denishawn cohabitaient, sans aucun complexe beauté, humour, philosophie, glamour, spiritualité, merchandising… Nous voulions faire en sorte que cette hétérogénéité tout américaine et contextuelle ressorte dans la pièce, mais toujours avec respect, sans être iconoclaste.

Jérôme : La difficulté a été de trouver une liberté nécéssaire dans l’interprétation de ces danses. Nous avons essayé de rester au plus proche de ce que faisaient Ruth Saint Denis et Ted Shawn, mais nous ne sommes pas eux ! Il s’agissait certes de reconstruire et restituer ces danses, mais en tentant également de les renouveler. Nous avons fait le choix de donner notre relecture de ces danses.

La notion d’appropriation est toujours ambivalente en art, entre désir de filiation et d’émancipation. À vos yeux, quels sont aujourd’hui les enjeux de traverser et de vivifier l’héritage des anciens ?

Maud : Travailler avec les archives soulève des questions éthiques particulièrement intéressantes, notamment dans le contexte chorégraphique du début du XXe siècle, où la transmission orale et l’appropriation par défaut prévaut la plupart du temps sur les notations (je pense au Sacre de Nijinski notamment). Travailler sur le répertoire oblige à développer son sens critique et à accepter la pluralité des interprétations. Le fantasme de l’œuvre pure immuable à laquelle on redonnerait vie est bel bien révolu je crois. La reconstruction à l’identique d’une œuvre est une idée naïve, il n’y a que des recréations et c’est là tout l’intérêt ! En parlant avec Aurélien lors d’une répétition, j’ai été à nouveau impressionnée par la richesse du vocabulaire à sa disposition pour caractériser une interprétation en tant que pianiste classique. Nous sommes loin de cette attention et de cette précision en danse. Au delà de mettre en valeur le répertoire, plus d’intérêt à l’interprétation personnelle d’un danseur donnerait davantage de reconnaissance au métier d’interprète en danse.

Selon vous, en danse, l’appropriation rejoint donc l’interprétation ? 

Maud : À mon avis, tous les choix d’interprétation sont possibles, l’enjeu étant de les expliciter clairement. Par exemple, nous avons pris le parti de n’utiliser que très peu d’accessoires et de costumes, en comparaison à ceux dont Ted Shawn et Ruth Saint Denis se servaient et aussi ne pas toujours respecter les genres de ces danses. Nous avons alors travaillé avec La Bourette sur des costumes ornementaux tout en restant suffisamment simples pour permettre la lecture du mouvement. Nous souhaitions aussi qu’ils soient unisexes, car comme le Quatuor Knust avant nous, nous voulions essayer de faire danser à un homme une partition conçue pour une femme, et vice-versa. Cette pratique de la danse genrée est en effet intéressante à questionner. Dans nos formations de danseurs contemporains nous ne nous posons pas beaucoup la question, alors qu’au début du XXème siècle, il y avait clairement des danses pour les hommes et des danses pour les femmes. Je pense donc que ce qui se joue dans la reprise de pièce de répertoire c’est avant tout de la relecture. Il ne s’agit pas de reconstruire une œuvre de manière muséale, mais au contraire de la questionner depuis notre contexte contemporain. Cela peut parfois permettre de rendre justice à certaine danses, voire de les réhabiliter.

D’après les chorégraphies de Ruth Saint Denis et Ted Shawn. Relecture et interprétation des danses Maud Pizon, Jérôme Brabant. Création lumières Françoise Michel. Création et interprétation musicale Aurélien Richard (piano). Costumes La Bourette. Aide à la dramaturgie Clara Le Picard. Enregistrement Lucien Jorge. Photo © Raphaël Morillon.

Le 27 avril, La Raffinerie à Bruxelles / Charleroi Danse, Festival Legs
Le 22 mai, Manège à Reims, Festival Hors les Murs
Le 16 juin, Festival June Events, Paris
Le 5 juillet, Festival des 7 collines, Saint Etienne