Photo © Laurent Philippe

Héla Fattoumi & Éric Lamoureux « Osciller les perceptions »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 janvier 2018

La danse et les arts plastiques entretiennent depuis toujours une relation plus ou moins intense. En témoigne la dernière création des chorégraphes Héla Fattoumi et d’Éric Lamoureux – codirecteurs du CCN de Bourgogne Franche-Comté à Belfort – qui réunit sept danseurs et des culbutos géants inspirés des sculptures du plasticien suisse Jean Arp. Objet résolument plastique, Oscyl sera présenté du 22 au 24 février au Théâtre National de Chaillot. D’une voix commune, les deux artistes ont acceptés de répondre à nos questions.

Vous travaillez en duo depuis presque trente ans dans le champs chorégraphique. Quelles sont les idées fortes qui traversent l’ensemble de vos créations ? 

Le travail que nous développons privilégie l’expérience à partir d’un contexte que nous posons comme déclencheur du processus de recherche mis en œuvre. Chaque projet engage un cheminement en partage, à partir d’une « intuition source » irriguée au fur et à mesure des avancées. Cela part toujours d’une nécessité ressentie, comme la réaction à un événement, un fait sociétal, une opacité qui nous taraude, l’émergence d’une évidence qui pousse à se rapprocher d’une problématique ; autant de déclencheurs qui fonctionnent comme des activateurs de la pensée en acte via des textes, des musiques, des sensations, un espace… La notion d’altérité apparaissant comme un axe fondateur.

Comment votre nouvelle création Oscyl s’inscrit-elle dans la continuité de cette recherche chorégraphique ?

Pièce après pièce, nous convoquons des « extériorités ». Que ce soient les agrès inédits de Vita Nova et d’Animal Regard, les accessoires/palette à clichés de Masculines, les niqabs de Manta et de Lost in Burqa, les couvertures reliantes de Une douce Imprudence, les surfaces chaotiques de Waves, toutes sont de véritables « agents déclencheurs » de la mise en jeux des corps faisant ainsi varier les conditions d’émergence de la danse. Elle surgit, se ressource, se charge de ces « extériorités », de la diversité et de la variabilité des modes de réactivité aux contraintes qu’elles offrent via la palette de relations que les interprètes explorent. Pour cette nouvelle création, nous avons conçu des sculptures biomorphiques à échelle humaine inspirées de la sculpture Entité Ailée de Jean Arp ; nous les avons nommés Oscyls en lien avec leur capacité d’osciller et de s’animer au contact des danseurs. Une aventure à la croisée des disciplines dans une tentative de décloisonnement entre la danse, les arts plastiques, le théâtre d’objets, le théâtre de marionnettes.

Au regard de vos précédentes créations, Oscyl semble tendre vers une certaine abstraction. Quels histoires traversent cette pièce ?

Le dialogue s’incarne au plateau via la variabilité des modes de réactivité aux caractéristiques des objets qui offrent autant de contraintes que de possibles. Grâce à la douceur d’une impulsion, la fragilité d’un contact, la délicatesse d’un touché, l’ivresse d’un chavirement, on passe de l’inerte à l’animé en faisant surgir une charge d’humanité via des situations qui convoquent une certaine dimension ludique. Des jeux aux règles changeantes semblent s’inventer sous les yeux des spectateurs, une multitude de relations complices se déploient entre les danseurs et/avec les sculptures sur le plateau, propices à reconfigurer les liens qui organisent le collectif.

La musique et de la lumière prennent une place importante dans Oscyl, comment ces deux médiums participent-ils à la dramaturgie de la pièce ?

La musique est comme jouée et mixée en direct via un logiciel qui permet une grande réactivité à la danse en temps réel. Des micros captent le son au plateau et accentuent l’effet de réalité tant par le son produit par les sculptures que par le chant des danseurs. Il y a aussi des échappées qui émanent du jazz. Ces matériaux participent de la composition qui semble être en dialogue constant avec la danse. La lumière crée par Eric Wurtz est fondée sur l’ombre, elle est très contrastée et permet une lecture très précise des corps. Le sol clair accentue la moindre variation et le fond peut s’éclairée en retroprojection.

Comment les danseurs se sont-ils appropriés ces sculptures qu’on retrouve sur le plateau ? Quelle place avez vous laissés aux interprètes lors du processus de création ?

Ces objets ouvrent un nouvel espace d’expérience. Leurs présences troublantes, leur anthropomorphisme et leurs caractéristiques physiques invitent au dialogue mais oblige au déplacement pour déjouer les savoir-faire. Tant pour les interprètes que pour les deux chorégraphes, Il faut en effet aller vers cet « autre », l’accueillir et accueillir ce qui survient dans cette union des dissemblances ; donner pour recevoir et inventer des possibles avec l’autre ; c’est bien là que se fait l’expérience de l’altérité entendue comme état, qualité de ce qui est autre, différent, extérieur à « soi ». Une sorte d’instabilité fait alors osciller les perceptions, entre la distanciation et le rapprochement avec notre nature d’être humain. Cette instabilité réactive le pouvoir de « fictionnalisation » de l’enfant qui demeure en chacun, capable avec un objet d’activer un imaginaire et d’inventer un monde… aux antipodes de la brutalité qui prévaut dans notre monde, sans toutefois l’occulter…

Conception Héla Fattoumi & Éric Lamoureux. Plasticien scénographe Stéphane Pauvret. Interprétation : Sarath Amarasingam, Jim Couturier, Robin Lamothe, Matthieu Coulon, Johanna Mandonnet, Clémentine Maubon, Angela Vanoni. Lumière Éric Wurtz. Costumes Gwendoline Bouget. Photo © Laurent Philippe.