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Palette(s), Marc Oosterhoff & Cédric Gagneur

Propos recueillis par Léa Poiré

Publié le 13 juillet 2020

Le plus souvent, nous n’y prêtons guère attention. Les palettes – supports de bois destinés à la manutention, au stockage et au transport de marchandises – régissent pourtant les échanges commerciaux mondialisés et déterminent même le design et les dimensions de nombreux produits manufacturés. C’est donc avec ces objets bruts d’apparence anodine, qui gisent dans les rues des villes, que Marc Oosterhoff et Cédric Gagneur collaborent dans Palettes, pièce pour deux performeurs, vingt palettes et une bouteille d’eau. Discussion croisée avec deux chorégraphes-cascadeurs issus des pratiques urbaines du parkour et de la breakdance qui, sans faux semblants, font de l’utile, une esthétique.

Vous avez fait vos études de danse dans la même école, à la Manufacture de Lausanne en Suisse. Comment est né votre binôme ?

Marc Oosterhoff : Bien que nous ayons passé deux années dans la même classe, nous n’avons jamais travaillé ensemble. Pour le projet de fin d’étude, je ne sais plus qui de nous deux a commencé à évoquer les palettes, mais on s’est dit qu’on voulait essayer de faire quelque chose avec ces objets. Ce qui est super c’est qu’on a assez bien réussi à ne prendre aucune décision. Je vois ça comme quelque chose de positif !

Cédric Gagneur : Alors que tous les étudiants se battaient pour avoir les studios, on était sur le parking de la Manufacture où il y avait déjà des palettes. On n’a pas eu besoin de chercher, on s’est dit : faisons quelque chose avec ça.

Vous citez le journaliste américain Tom Vanderbilt, qui dans un article de 2012 publié dans Slate dit de la palette que c’est « l’objet le plus important de l’économie mondiale ». Quelle histoire transporte cet objet pourtant banal ?

Cédric : Cet objet a été créée pendant la seconde guerre mondiale pour déplacer du matériel, les dimensions ont été adaptés aux camions de l’armée. Aujourd’hui c’est l’un des objets les plus utilisés dans le monde. Il façonne les échanges, mais aussi le design : une tasse à café Ikea est designée en fonction de la taille des palettes ! Nous avons au départ choisi la palette par instinct, puis nous avons par la suite découvert à son sujet énormément de choses qui nous amusaient, qui nous faisaient peur et qui nous ont motivé à continuer. Au fur et à mesure du processus de recherche, on comprenait l’importance de cet objet : les palettes sont vraiment partout. Tu te balades un peu en ville, tu en verras toujours au moins une. Ce qui est central dans ce projet c’est qu’il y a un lien très fort entre fonctionnalité et esthétique. Ce qu’on fait sert à quelque chose, mais on fait des choses qui servent à quelque chose pour qu’elles ne servent à rien !

Marc : La palette représente parfaitement la fonctionnalité, la manutention, la mondialisation, le côté pratique. On l’utilise pour tout, on la réemploie pour bricoler. C’est banal et pas cher. Mais le fait de les utiliser sans aucune autre fonctionnalité que simplement le jeu, le plaisir de le faire, crée une esthétique liée à l’utile. Si nous essayons par exemple de rester en équilibre de façon un peu instable et qu’on fait tout pour le rester, c’est le fait de rester en équilibre qui crée le mouvement. Rien de plus.

Vous croisez le fonctionnel et l’inutile, mais la palette interroge aussi l’invisible : on oublie ces objets tant on y est habitués. Votre pièce leur donne une certaine visibilité ?

Marc : Plus que de les rendre visible je dirais qu’on donne vie à cet objet d’une autre manière. Si on voit une chaise on ne réfléchit pas longtemps, on ne se demande pas « quel est cet objet », ou « comment l’utiliser ». La palette c’est pareil, à force d’en voir tout le temps, nous l’avons totalement effacée de notre perception. Revoir cet objet, pouvoir le voir différemment, c’est ce qu’on fait dans Palettes.

Qu’avez-vous physiquement découvert dans le détournement de cet objet ?

Marc : Avec Palettes, tout nous a poussé à la collaboration et à l’entraide. La balançoire tape-cul, est un jeu d’enfant auquel on ne peut pas jouer seul et de la même manière toutes nos actions se font à deux : impossible de transformer la pièce en solo si l’un de nous deux n’est pas disponible. Et, c’est super lourd des palettes ! Les transporter c’est très pénible à faire seul mais ça devient facile à deux.

Cédric : Nous rajoutons souvent des nouvelles idées, la plupart du temps cinq minutes avant de monter sur scène. Pour la fin de la pièce, il y a une chose qu’on a vraiment envie de faire depuis le début, mais qu’on n’a jamais réussi : monter tout en haut de notre construction avec les palettes et nous mettre debout.

Marc : Dans cette pièce, on ne sait pas très bien faire tout ce qu’on fait. Nous sommes réellement en train d’essayer de toujours faire au mieux, donc nous n’avons pas besoin de prétendre que c’est difficile. Parce que réellement, c’est difficile.

Avec cette difficulté, les notions de peur, de risque et de danger entrent en jeu ? Comment ?

Marc : Le risque et le danger sont deux choses vraiment différentes. Palettes est une pièce hyper risquée mais ce n’est pas une pièce dangereuse. Au contraire, dans un autre solo que je fais Take care of yourself, je me balance sur les pieds arrière d’une chaise avec des couteaux dans le dos : c’est très dangereux, mais ce n’est pas risqué. En gros, le risque de rater dans Palettes est élevé, on rate souvent, mais les conséquences sont relativement faibles. Au pire on se tord une cheville, on se fait des bleus, on a des échardes. La probabilité qu’il nous arrive quelque chose est très élevée mais les conséquences de nos échecs sont faibles. Alors que si je rate ma scène de la chaise et des couteaux je meurs assez certainement, mais le risque que ça arrive est proche du zéro.

Cédric : Avec Palettes, il y a du risque mais je n’ai jamais eu peur, nous sommes constamment en train d’évaluer le risque, pour savoir si on peut aller plus loin, ça m’amuse beaucoup. Je sais qu’on peut se faire mal évidement, mais on est un peu des cascadeurs. Marc vient du parkour moi de la breakdance. Mais ces imaginaires n’ont quasiment pas été utilisés car tout ce qui venaient de ces disciplines ne rentrait pas dans le travail, c’était trop démonstratif.

Palettes se joue dans le théâtre mais surtout en plein air. En venant du Hip-hop et du parkour, quelle est votre rapport à l’espace commun à ces deux pratiques : l’espace urbain ?

Marc : Le parkour c’est utiliser l’environnement urbain pour le transformer en quelque chose pour lequel il n’est pas prévu. Par exemple, une barrière c’est fait pour qu’on ne tombe pas, mais elle peut se transformer en agrès, en point de contact. C’est pourquoi construire en ville des « parkour-park » comme on construit des skate-parks, avec des objets définis et à leur place, est une idée très contradictoire. Palettes emprunte au parkour sa philosophie du détournement, mais pas ses gestes. Le fait que nous jouons dehors nous a forcé à orienter la pièce d’une certaine manière. Cédric comme moi, nous connaissons bien le monde de la rue, nous nous sommes vite rendu compte qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire, car « dehors », ce n’est pas un théâtre.

Qu’est ce qui ne se fait pas dehors ?

Marc : Le regard, l’attention, n’est pas la même. Des choses trop minimalistes, trop petites, trop lentes ne passent pas.

Cédric : Pendant tout le processus de création nous avons travaillé avec beaucoup de musiques, la radio, on chantait… Puis lorsque nous sommes arrivés sur le plateau, cet endroit stérilisé, c’était incroyable de voir les vingt palettes sur le plateau, dans le silence intense du théâtre. On entendait les craquements du bois, les frottements des vêtements, nos respirations, chaque interaction. En extérieur, on s’est assez vite rendu compte qu’on ne peut pas mettre autant d’accents sur le silence, certaines personnes ne se rendent pas compte qu’on parle beaucoup, qu’on se demande régulièrement « ça va ? ».

Avec la pandémie du Covid-19, « aller dehors » était synonyme de danger. Si la vie reprend doucement son court, le monde de la culture est lui encore à l’arrêt. Comment envisagez-vous le redémarrage ?

Marc : Je prends le temps de m’entraîner et de fixer les petits bobos. Ce retour à la case départ est assez agréable, mais c’est extrêmement difficile de se forcer à créer de nouvelles choses sans savoir si on pourra les réaliser et les présenter. Et, je n’ai eu aucune envie de transformer mon art pour le mettre en ligne…

Cédric : La numérisation de l’art vivant est assez absurde pour moi aussi. Dans cette situation, je me rends compte de l’importance de l’art vivant pour ce qu’il a de concret, pour les liens sociaux. Car le spectacle c’est tout de même aller voir des gens qui sont là, qui font des choses, peu importe que ce soit écrit ou pas. C’est très sensible et organique. Pendant le confinement, j’ai eu très envie de jardiner, de crée un projet de verger et potager en permaculture. Cela, peut-être en réaction au fait qu’en tant qu’artiste, chorégraphe, on passe beaucoup de temps sur l’ordinateur et dans des salles noires. Il arrive qu’on ne voie pas la lumière extérieure pendant plusieurs jours. Ça, je ne m’en rendais pas compte lorsque j’ai voulu devenir danseur.

Marc : En ce moment on ne parle plus que de ce qui est nécessaire, donc, en creux, de ce qui est superflu. On se dit qu’on n’a pas besoin d’aller au théâtre. Pourtant j’ai l’impression que c’est fédérateur pour la société de manière générale, mais j’ai aussi l’impression qu’on en faisait certainement un peu trop : on n’a pas besoin de dix pièces différentes dans la même ville le même soir. Aussi, à titre personnel, je n’ai pas nécessairement envie d’avoir 150 dates par an. Cet été, j’étais au Liban où j’ai rencontré une compagnie Japonaise qui joue 300 dates par an depuis dix ans. Presque tous les jours de l’année l’équipe de 25 personnes passent huit heures par jour à monter et démonter puis jouer le spectacle qui dure deux heures et demie. C’est beaucoup trop de travail. Je suis le premier à dire qu’on n’est pas fait pour ne rien faire mais que profiter de la vie ne veut pas dire ne rien faire, il faut pourtant trouver un juste milieu.

Ce n’est pas anodin que la question du travail, de sa répartition, de sa valorisation, et de sa définition soit centrale lorsqu’on essaye d’envisager le futur. Quelle est la réalité du métier d’artiste chorégraphique aujourd’hui ?

Cédric : Le fait que l’art puisse te nourrir est une question intéressante. Je suis allé vers la danse contemporaine car je voyais qu’on pouvait tout faire, potentiellement. Il y a autant de définitions de la danse qu’il y a d’artistes. Inconsciemment, j’ai foncé car je voulais vivre de la danse. Si tu fais du break comme moi, ou du parkour comme Marc, ce n’est pas une possibilité. En Suisse, même si tu gagnes des gros battles Hip-hop il faut que tu deviennes une star, car sinon ton job ne va pas durer dans le temps. Souvent dans le Hip-hop le moyen de subsistance reste l’enseignement. En France, c’est un peu différent, il y a beaucoup de compagnies Hip-hop contemporaines, des danseurs de break en ont fait leur le métier. Être un artiste chorégraphique aujourd’hui c’est être capable de s’adapter au système de production, aux tendances, c’est aussi savoir géographiquement où notre travail peut être soutenu et diffusé. Et en même temps, il faut essayer de ne pas s’adapter à ce système pour continuer de faire des œuvres qui nous sont propres. On est constamment entre le concret et l’abstrait, entre l’imaginable et le réalisable, entre les opportunités qui arrivent et celles pour lesquelles nous nous battons pour qu’elles puissent exister. Dans le futur, j’aimerai trouver un meilleur équilibre : passer un peu moins de temps à être manageur et davantage à chercher et créer.

Conception & interprétation Marc Oosterhoff (Cie Moost) & Cédric Gagneur. Regards extérieurs Claire de Ribaupierre, Zoé Poluch et Rafael Smadja. Photo © Julien Mudry.

Marc Oosterhoff et Cédric Gagneur auraient dû présenter Palette(s) au festival June Events 2020. Suite au report des spectacles la saison prochaine, l’Atelier de Paris / CDCN a souhaité donner la parole aux artistes initialement programmé·e·s du 2 au 27 juin.