Photo © La nuit nos autres

Aina Alegre, Glisser dans l’espace-temps de la nuit

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 29 septembre 2020

Après avoir développé une recherche sur les rassemblements collectifs et sur l’expérience de « faire communauté » dans sa précédente pièce Le jour de la bête, la danseuse et chorégraphe Aina Alegre poursuit cette réflexion autour des rituels de célébration dans sa dernière création La nuit, nos autres. Du collectif à l’individu, ce nouvel opus creuse quant à lui la question de l’auto-célébration et va puiser dans les multiples fictions qui sommeillent en chacun de nous pour en extraire de nouvelles histoires. Dans cet entretien, Aina Alegre partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de La nuit, nos autres.

Votre précédente pièce Le jour de la bête questionnait les pratiques et les rituels de célébration propres aux rassemblements collectifs. Votre dernière création La nuit, nos autres aborde quant-à elle la question de l’auto-célébration. Pouvez-vous revenir sur le glissement que vous avez entrepris entre ces deux pièces, du collectif à l’intime ?

Avec Le jour de la bête je questionnais la célébration collective en prenant appui sur les fêtes populaires de ma ville natale ainsi que d’autres fêtes plus contemporaines. Il s’agissait d’une recherche sur le « corps de la fête » et son impact social. Pour ce projet en particulier, nous avons questionné des rituels, des actions, des gestes collectifs, afin de nous rassembler, trouver un espace commun et de co-responsabilité. À la suite de cette création, je souhaitais poursuivre cette recherche autour de la notion de célébration, en abordant une forme de rituel plus intime, creuser la singularité dans son état pluriel. Pendant la gestation de La nuit, nos autres je questionnais la façon dont nous nous représentons de manière individuelle et collective, j’essayais de comprendre ce mouvement qui va du collectif à l’individu et vice-versa. Nous sommes très souvent stimulé et porté par la force du groupe, par la pensée et l’élan collectif mais nous éprouvons aussi le besoin d’isolement, de s’extraire du monde, de se mettre à distance et de « faire avec soi-même », je pense entre-autre ici à la pratique de l’autoportrait, au selfie, à l’auto-fiction, à l’auto-fabrique de soi, etc.

Mis en perspective, les deux titres Le jour de la bête et La nuit, nos autres forment une sorte de dichotomie. L’imaginaire de la nuit était-il déjà présent dès le début de la conception de cette suite ?

Pour Le jour de la bête j’avais imaginé la pièce dans une atmosphère plutôt solaire et diurne. Il y avait l’idée de faire sentir le temps d’une journée qui s’écoule. C’est pour cette raison que dans les dernières scènes nous glissons dans une sorte d’atmosphère crépusculaire. Avec La nuit, nos autres j’ai eu envie de tirer ce fil et de glisser dans cet espace-temps de la nuit, pour voir quels effets l’imaginaire nocturne pouvaient avoir sur nos corps, nos pratiques de célébration. Et effectivement, cet imaginaire nocturne nous amène à fabuler des lieux isolés, des espaces parfois clandestins, souterrains et de liberté individuelle. Il ne s’agit surtout pas de mettre en scène la nuit, car la nuit est plurielle et prend une multiplicité de formes. Il s’agit plutôt de la penser comme un appui souterrain, comme un environnement qui nous offre d’autres possibilités de perception et par lequel nous pouvons faire l’expérience de la dilatation du temps qui nous permet de nous imaginer autrement, de nous « fictionnaliser », de nous transformer.

Quels ont été les différents axes de recherche et vos méthodes de travail avec les trois interprètes ? Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique avec eux ?

Pendant le processus nous avons activé une pratique du portrait de soi liée au polymorphisme. Il s’agit d’une pratique de transformation permanente pour se mettre en connexion avec les « autres » qui nous habitent. Cette pratique n’avait pas pour but une transformation concrète, mais plutôt de trouver le moyen de nous rendre poreux, de trouver les conditions de notre devenir « autre ». Nous avons travaillé avec des protocoles qui favorisent l’hybridation, avec les autres, avec l’environnement, ou pour rentrer simplement dans un processus de transformation. Pour arriver à cette matière chorégraphique nous avons développé un travail autour du masque et sur la mise à distance de soi. Dans la partition de la pièce, ce travail autour du masque se déplace : parfois il se matérialise dans la propre peau des interprètes, parfois dans une partie du corps, comme les mains ou la voix, et parfois même la matière scénographique devient masque, participant à la transformation des corps et de l’espace.

Dans Le jour de la bête, les danseuses et danseurs foulaient un sol recouvert d’une couche de terre. Pour La nuit, nos autres vous avez imaginé un dispositif avec le scénographe James Brandily : une grande fausse pierre et un mur de lierre en plastique. Quelle est l’histoire de cet espace ? Pourquoi cette nature artificielle ?

J’ai eu l’intuition qu’il fallait accueillir ces danses à l’intérieur d’un décor. Avec le scénographe James Brandily, nous avons cherché un espace qui pouvait héberger toutes ces fictions personnelles et notre intérêt s’est focalisé sur des rituels nocturnes dans des forêts, sur des lieux mystiques qui hébergent certaines cérémonies, etc. Nous avons donc conceptualisé un décor avec des artefacts d’apparence naturelle afin de créer une représentation mentale et onirique de la nature, un espace fictif, un refuge. La notion « d’artificielle » a ensuite pris une dimension dramaturgique car elle nous permettait d’interroger un lieu et des corps qui sont radicalement pensés comme des processus de représentation culturels et non pas naturels. Je pense ici aux ouvrages de Rosi Braidotti Por una politica afirmativa et au Manifeste Cyborg de Donna Haraway que j’ai lus pendant le processus de La nuit, nos autres.

Vous avez travaillé avec des pigments de couleur pour créer des ornements sur le visage et la peau des danseurs. Ces motifs font-ils référence à une forme de rituel en particulier ? 

Pas forcément. Nous avons, tout au long de cette création, employé le mot « stimulus » et imaginé différents supports pour stimuler le processus de l’auto-fabrique de soi. Les pigments nous ont permis de « stimuler » la surface de la peau, d’en cacher certaines parties et d’en révéler d’autres. Nous avons travaillé avec l’idée de couches et comment par superposition, par accumulation et par décalage nous pouvons glisser vers un nouvel état de présence.

Dans un précédent entretien que nous avons réalisé ensemble, vous aviez confié que : « la création chorégraphique, est aujourd’hui et reste pour moi une forme de purge ». Comment cette purge s’est-elle matérialisée lors du processus de création de La nuit, nos autres ?

Effectivement dans La nuit, nos autres il y a à nouveau cette idée de purge qui, à mon sens, est intrinsèque à toute création. Il y a d’abord eu la phase de gestation du projet, puis ensuite nous avons plongé dans une pratique qui a pris une forme et qui a révélé une écriture avant de devenir le support de travail pour les interprètes. La pièce est apparue au moment où les interprètes ont commencé à « surfer » dans cette écriture qu’ils continuent toujours de mettre à jour à chaque fois qu’ils en font l’expérience. J’ai le sentiment que c’est à ce moment là que l’œuvre devient un canal, une traversée qui permet de faire émerger une constellation complexe d’idées, de sensations, d’images… C’est dans ce sens que je vois la création comme une purge. Mais pour que cette expérience totale puisse se matérialiser il faut non seulement donner du temps au processus mais surtout pratiquer avec le public : faire de l’œuvre une expérience en devenir permanent. 

Comment le confinement a t-il bouleversé votre pratique, votre travail ? Cette crise sanitaire a-t-elle provoqué de nouvelles questions, réflexions, amené à reconsidérer votre pratique ?

Cette crise nous a mis, pour une partie d’entre nous, à l’arrêt. De mon côté j’ai fait l’expérience du vide que notre métier ne nous permet pas habituellement de faire. J’ai traversé différents états. D’abord une forme d’immobilité, car il était pour moi impossible d’agir. Il m’a fallu du temps pour comprendre ce que nous étions en train de vivre. J’ai beaucoup pensé au toucher, à la manière dont la crise sanitaire et le confinement nous a enlevé la possibilité de cette action. Je me suis posée la question de comment nous pouvions nous toucher à distance, quelles pratiques pouvaient naître de ce contexte inédit ? Comment les mots peuvent-ils nous « toucher » ou nous « réconforter » ? De quelle manière pouvons-nous rester connectés avec d’autres pratiques en-dehors des réseaux sociaux et d’Internet ? De quelle manière pouvons nous développer nos capacités perceptives et élargir notre champ de conscience à partir d’une telle situation ? Par ailleurs,  cette mise à l’arrêt imposée a entrainé de nouvelles réflexions et m’a permis de reformuler mes souhaits en tant que femme, en tant qu’artiste et de me connecter encore plus fort à certaines luttes. J’ai aussi eu l’impression que pendant ce confinement j’ai pris conscience de mon quotidien. Ça m’a donné envie d’agir, de m’engager plus dans chaque geste de ma vie et non seulement dans le « geste artistique ».

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

Le confinement a grignoté une bonne partie des résidences qui étaient prévues pour la création 3020 que je co-écris avec David Wampach et dont la première était prévue au Festival Montpellier Danse. Malgré son report, nous avons poursuivi le travail à distance en considérant notre vulnérabilité dû à cette situation. Nous avons fait le choix « d’embrasser » cette crise et de continuer le processus dans ce nouveau contexte : le temps de création en studio a donc été raccourci mais il était inconcevable d’imaginer un nouveau projet artistique. Devoir travailler dans cette forme d’urgence nous a permis d’appréhender plus rapidement l’essentiel du projet et sa nécessité. La rentrée sera pour tous très particulière parce que nous faisons toujours face à l’incertitude de la situation sanitaire. De plus, cet automne va être intense pour de nombreux artistes car il va condenser une grande partie des projets qui auraient dû être présentés ce printemps. 3020 sera présenté en septembre au Festival Actoral à Marseille puis en octobre au Festival Montpellier Danse. En novembre je présente la pièce R-A-U-X-A à La Rose des Vents (Lille / Villeneuve d’Asq) dans le cadre du Next Festival. Personnellement je traverse actuellement de grandes contradictions dans mon travail de chorégraphe et d’interprète : j’oscille entre un fort besoin de créer des projets – ce qui est pour moi un geste de nécessité et de lutte – puis d’autre part je prends de plus en plus conscience de la problématique de nos modes de production, et donc de la nécessité d’aller vers une création artistique écologiquement responsable. Après ces deux créations, j’envisage de prendre le temps. Je souhaite travailler sur des projets plus intimistes, j’ai aujourd’hui besoin d’être en relation avec d’autres pratiques de création et trouver de nouveaux cadres de travail, de nouvelles architectures qui puissent héberger les pratiques artistiques. 

La nuit, nos autres, conception Aina Alegre. Avec Isabelle Catalan, Cosima Grand, Gwendal Raymond. Musique originale Romain Mercier. Création lumière. Pascal Chassan. Scénographie James Brandily. Conseil artistique et dramaturgie Quim Bigas. Photo © Albert Uriach & Hadrien Touret.

Le 24 octobre au Dancing CDCN Dijon Bourgogne.