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Noé Soulier « Éprouver ce qui demeure autrement inaccessible »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 juillet 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, le danseur et chorégraphe Noé Soulier.

Après avoir fait ses classes au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, à l’École Nationale de Ballet du Canada et à P.A.R.T.S à Bruxelles, Noé Soulier est remarqué en 2010 lorsqu’il devient le premier lauréat du concours Danse Élargie, organisé par le Théâtre de la Ville et le Musée de la Danse. Depuis, son travail  n’a cessé d’être présenté en France et à l’étranger. Artiste associé au Centre National de la danse à Pantin, il y a présenté cette année sa nouvelle création Faits et gestes et une publication Actions, mouvements et gestes. Il présentera en septembre prochain Performing Art au Centre Pompidou, dans le cadre du festival d’Automne à Paris.

Quel est votre premier souvenir de danse ?

Il y en a plusieurs qui datent plus ou moins de la même période, vers quatre ou cinq ans. Je suis allé à un cours de danse classique avec ma sœur. Je me souviens de l’odeur de la laque et des collants roses. Nous habitions à Nîmes et je me souviens aussi de personnes dansant la Sévillane le soir pendant la feria. Et vers la même période, j’ai vu un spectacle de John Cage et Merce Cunningham au Théâtre de Nîmes. Ça m’a fasciné, l’étrangeté des corps et de la musique. Cela n’avait rien à voir avec tout ce que j’avais vu jusque là. C’est peut-être la conjonction de ces trois expériences très fortes et très différentes qui m’ont conduit à faire de la danse.

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

Probablement ce spectacle de Merce Cunningham. Ce qui m’a frappé, c’est l’expérience de voir des êtres humains d’une manière nouvelle, de voir une autre dimension du corps et c’est toujours au cœur de ma recherche. J’ai aussi été fasciné par un spectacle de Baryshnikov où il remontait des pièces de la postmodern dance américaine. Il y avait une inventivité, une économie de moyen, un mélange de rigueur et de poésie qui faisait apparaître les dimensions fondamentales du mouvement et de la performance. Dance, de Lucinda Childs, a aussi été une expérience très marquante.

Quels sont les souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

J’ai pris un plaisir immense à danser Grosse Fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker à P.A.R.T.S. La fusion avec la musique est exceptionnelle et le contrepoint avec les autres danseurs est jubilatoire. Une autre expérience fondamentale a été certains solos de A Vile Parody of Address de William Forsythe. La complexité des phrases et les distinctions très fines entre les qualités de mouvements sont incroyables. Même si les phrases sont écrites, il y a une expérimentation permanente sur l’interprétation du geste. On peut toujours réinterroger les mouvements, les aborder autrement en mettant l’accent sur tel ou tel aspect.

Quelle rencontre artistique a été la plus importante dans votre parcours ?

Celle avec William Forsythe. J’ai utilisé les conférences des Improvisation Technologies comme matériaux pour une pièce. Lorsque je lui ai demandé son accord, il m’a proposé de venir à Francfort et nous avons longuement discuté. Cet échange se prolonge depuis et il m’a énormément apporté sur de très nombreux sujets : l’approche du mouvement, la conception de la composition, l’histoire de la danse, la communication avec les collaborateurs… J’ai été frappé par son ouverture et sa générosité.

Quelles œuvres chorégraphiques composent votre panthéon personnel ?

Il y en a beaucoup ! La Bayadère de Marius Petipa, Le Lac des cygnes de Marius Petipa et Lev Ivanov, L’Après-midi d’un faune de Vaslav Nijinski, le duo Fred Astaire et Ginger Rogers dans Swing TimesAgon de George Balanchine, Five Pieces et Rotario de Merce Cunningham, AccumulationGlacial Decoy et Set and Reset de Trisha Brown, Trio A d’Yvonne Rainer, Dance de Lucinda Childs, Nelken de Pina Bausch, le solo de Gregory Hines dans White NightsImpressing the Czar de William Forsythe, Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker. Certains chorégraphes m’ont aussi profondément influencé par les pratiques chorégraphiques qu’ils ont développées : le Contact Improvisation de Steve Paxton et les Improvisation Technologies de William Forsythe. Ce qui me touche le plus, ce sont les créateurs qui travaillent sur la facture même du mouvement.

Quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Ce qui m’intéresse dans la danse, c’est qu’elle se trouve à la croisée de problématiques majeures. Il y a d’abord notre perception des mouvements, la manière dont ils activent notre système visuel et moteur et dont ils nous affectent. Les mouvements fonctionnent aussi comme des symboles ou des embryons de symboles qui nous permettent d’articuler une réflexion et de la partager. Enfin nos mouvements nous permettent de transformer le monde qui nous entoure en accomplissant des buts pratiques. Ces trois dimensions se recoupent de multiples manières et elles parcourent les gestes que l’on accomplit. En cela, la danse constitue un point nodal entre la sphère de l’action, de la perception et de la signification. 

À vos yeux, quel rôle a/doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?

Les artistes me semblent permettre de faire éprouver ce qui demeure autrement inaccessible. En cela, ils peuvent avoir des rôles très multiples. Les disciplines théoriques nous permettent d’analyser, de comprendre et de formaliser ce qui nous entoure et ce que l’on vit. L’art permet de rendre sensible des points de vue qui nous sont étrangers. Ces points de vue peuvent porter sur tout. Ils peuvent rendre sensible des dimensions de l’existence auxquelles nous sommes tous confrontées ou des expériences spécifiques à des minorités invisibles. Si on lit une étude sociologique sur la société du Second Empire, on comprendra mieux de nombreux phénomènes, mais si on lit Pot-Bouille d’Émile Zola, on pourra un instant se mettre à la place d’une domestique qui accouche seule dans une chambre de bonnes et qui doit abandonner son nouveau-né le lendemain. L’art permet de faire l’expérience de réalités très concrètes, mais aussi de phénomènes physiques et psychologiques généraux. Le fait de nous permettre de les vivre, d’en faire l’expérience, même de manière détournée, me semble être le rôle principal d’un artiste. Ce rôle peut prendre des formes extrêmement variées. Il peut avoir une importance éthique ou politique majeure en nous permettant d’adopter un point de vue qui nous est étranger, et en l’adoptant pas seulement théoriquement mais aussi dans sa dimension expérientielle. Il peut avoir une fonction encore plus vaste qui est de donner une profondeur à ce que l’on vit. L’effort pour comprendre et analyser, même s’il est jubilatoire, peut parfois donner un sentiment de vacuité et surtout il n’épuise pas la richesse de l’expérience. Le philosophe américain Thomas Nagel, dans un très bel essai ayant pour titre What Is It Like To Be a Bat? montre que l’on peut tout comprendre des phénomènes qui entrent en jeux dans le système de localisation par ultrasons d’une chauve-souris sans avoir pour autant la moindre idée de l’expérience que suscite un tel système perceptif. Ce que cela nous ferait, ce que l’on éprouvera en étant une chauve-souris nous échappera toujours. Si cette dimension expérientielle échappe à la science, elle est prépondérante dans l’art. Il nous permet ainsi de renouveler et d’intensifier à l’infini la manière dont on éprouve le monde. 

Photo © Felix Ledru