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Nicole Seiler, Liquid Families

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 27 juillet 2022

Depuis plusieurs années, Nicole Seiler développe un travail qui explore les relations entre la voix et le corps. Avec sa nouvelle création Liquid Families, la chorégraphe poursuit cette recherche et imagine une chorale en mouvement qui s’attelle à la construction d’une œuvre monumentale conçue avec les artistes Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger. Pendant quelques heures, sous l’oeil attentif du public, une vingtaine de performeur·euses et chanteur·euses organisent avec soin la fabrication d’une extraordinaire structure aérienne où s’entremêlent des végétaux séchés, des branches, des fleurs artificielles, des babioles colorées en plastiques et des matériaux de récupération. Expérience contemplative au croisement de l’installation et de la performance, Liquid Families donne à voir un fascinant rituel où voix et mouvements participent à la création d’une œuvre collective bouleversante.

Ces dernières années, votre travail semble se développer autour des relations entre le corps et le son, le chant, et la place du spectateur. Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Mon intérêt porte initialement sur la relation entre l’image et le son. Ce qui m’intéresse c’est la façon dont les deux sont liés dans notre perception des choses : tu regardes la mer et tu entends les vagues — et vice-versa. Dès lors, que se passe-t-il lorsque tu enlèves ou que tu changes l’un des deux ? Une image se perçoit toujours à travers le filtre du son et inversement ; il y a un processus de réception actif qui complète l’un par l’autre. Et puis depuis quelques années, je ne parviens plus à considérer la danse comme un art muet. Bien sûr que le mouvement, même abstrait, est toujours porteur de sens, mais il m’est apparu nécessaire de questionner les figures immuables d’une danse qui serait silencieuse et d’un chant ou d’une prise de parole statique. Là encore, il appartient à l’audience d’explorer et d’accepter l’expérimentation de la relation dynamique entre les deux.

Comment Liquid Families s’inscrit-elle dans cette recherche ? Pourriez-vous retracer la genèse de cette nouvelle création ?

Liquid Families
est en effet en continuité de cette recherche sur les relations entre la voix et le corps, mais aussi sur la formation d’un groupe, ce que signifie être ensemble. C’est-à-dire comment peut-on être intimement avec soi-même tout en prenant part à un groupe. Je m’intéresse beaucoup à l’articulation entre identité et appartenance. Mon avant-dernière pièce scénique The rest is silence (2020) était déjà à la jonction de ces deux axes. Constituant une communauté imaginaire, sept danseur·euse·s y forment un groupe choral et explorent les limites de l’être ensemble. Le mouvement se mêle à l’expérimentation vocale, du cri primal au chant harmonieux. J’y abordais plusieurs questions : comment un groupe évoluant à l’unisson atteint-il le point de séparation ? Quelle est la place de l’individualité au sein d’une société ? Avec Liquid Families, il s’agit d’une expérimentation pratique de ces réflexions. Les interprètes forment un groupe plus large (plus de 20 personnes) qui mêle professionnel·le·s et amateur·ice·s, qui collaborent pour construire une installation conçue avec les plasticien·ne·s Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger. À l’image du rituel, l’important ici est le processus : la coopération et la création d’une communauté provisoire où voix et mouvement sont reliés pour faire du corps un instrument total.

Comment avez-vous travaillé avec cette équipe ?

À la différence de beaucoup de pièces professionnelles où l’incursion d’amateur·ice·s est réduite à quelques minutes ou à des rôles scéniques assez secondaires, ici l’idée a depuis le début été de former un groupe à proprement parler. Certes, les profils et les compétences sont hétérogènes, mais il était essentiel pour moi de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Naturellement les amateur·ice·s n’ont pas le même temps à consacrer que les professionnel·le·s pour un tel projet, et c’est la raison pour laquelle les répétitions se sont étendues sur presque un an – essentiellement sur les week-ends pour des questions évidentes de disponibilité. Un tel exercice au long cours a permis de créer des liens forts et durables entre les participant·e·s. À cet égard, c’est bien sûr une aventure artistique, mais aussi éminemment humaine.

Liquid Families se situe au croisement de l’installation et de la performance. Comment ce format hybride s’est-il imposé ?

Ce format se prêtait particulièrement bien au propos que je voulais déployer. La nature d’un spectacle est par définition éphémère, alors qu’une œuvre d’art visuel perdure souvent dans le temps, est préservée et exposée. Dans cette nouvelle création le rituel de l’acte scénique éphémère s’applique à la création d’une sculpture, elle aussi éphémère. A cet égard, la collaboration avec Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger s’est imposée comme une évidence : leur perception de leur travail plastique est en parfaite convergence avec ces considérations .Je suis touchée par la façon dont ces artistes appréhendent leur propre création : de façon évolutive, parfois éphémère et loin d’un certain immobilisme muséal. Il leur paraît naturel et fécond que leurs créations soient amenées à évoluer avec le temps.

Qu’est-ce qui vous intéressait dans leur travail en particulier ?

Leur pratique installative qui m’a particulièrement intéressée est fondée sur l’occupation dense de l’espace, telles des toiles multicolores et parfois loufoques où se croisent toutes sortes d’objets, de la branche d’arbre à la petite cuillère en passant par les peluches ou les fleurs en plastiques. Il y a quelque chose de très organique, qui reprend les réseaux mycéliaux ou les systèmes neuronaux. De plus, ce qui fait à mon sens l’immense beauté de leur travail est le soin infini qui est accordé à chaque détail. Je suis fascinée par la façon dont Gerda et Jörg transforment un tas d’objets foutraques en un tout à l’harmonie subtile. Enfin, leur pratique est marquée par une forte attention à la dimension architecturale. Les œuvres in situ viennent répondre à leur environnement et s’intègrent à un contexte. Ces qualités sont particulièrement fertiles dans le cadre d’une collaboration scénique.

Comment s’est engagée la collaboration avec les deux artistes ?

La construction de l’installation a été le point de départ du travail. Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger sont venu plusieurs fois en studio avec des caisses d’accessoires pour réaliser des mini-ateliers avec toute l’équipe. Les milliers d’objets que nous avons au plateau proviennent d’ailleurs de leur collection personnelle. C’est la première fois que leur installation est construite par d’autres personnes et c’était important pour moi que ça leur convienne. Ils sont également revenus plus tard dans le processus pour voir le travail et nous donner des conseils.

Quelle place occupe le médium chorégraphique dans Liquid Families ?

Parallèlement aux gestes du travail, qui pour moi sont déjà de l’ordre du chorégraphique, la pièce est ponctuée de courtes séquences dansées pour lesquelles j’ai appliqué une méthode que je développe depuis une dizaine d’années et que j’appelle le morphing. Il s’agit d’un procédé d’improvisation de groupe. Le point de départ est un mouvement simple – proposé par quelqu’un·e ou surgissant au sein du groupe – qui est répété en boucle. Graduellement et insensiblement, le mouvement répété se transforme en un autre qui lui-même en appelle un troisième, etc. La succession des gestes suit sa propre logique, organique. Les danseur·euse·s sont donc perpétuellement en train de se copier les un·e·s les autres, de manière à ce qu’on n’aperçoive pas où et quand la transformation du geste commence. Dans une improvisation réussie, le groupe est en harmonie telle que la transformation devient logique et est vécue par tout le monde simultanément.

Au geste de la construction s’ajoute la pratique du chant. Comment avez-vous imaginé cette chorale au travail ?

Dès le début du projet, j’avais l’image d’un chœur en train de construire une œuvre en chantant. Pendant une année, toute l’équipe a suivi des cours de voix avec An Chen, musicienne, chanteuse et cheffe de chœur. Elle travaille notamment le chant et la voix d’après la méthode Roy Hart. Ce qui m’intéresse dans cette méthode, c’est qu’elle cherche à travailler la voix dans tous ses aspects, pas seulement chantée, jolie ou efficace. Le corps et la voix font un, les exercices vocaux sont toujours accompagnés par le corps et ne sont pas pensés de manière statique. Roy Hart appelait la voix le muscle de l’âme. En plus de cette pratique, j’ai aussi transposé les principes du morphing à la voix pour une grande partie des  passages de la performance. Pour les chants qui composent le répertoire de la pièce, j’ai sélectionné une dizaine de chansons de styles très variés, qui sont souvent chantées à plusieurs, qui sont plus ou moins liées à l’univers du travail et qui peuvent faire référence à l’installation qui est en train d’être construite. On y trouve entre autres des chants pour enfants, des chansons folkloriques, des chants de pèlerinage en latin, une chanson traditionnelle vaudoise que chantaient les glaneuses, un chant classique, une chanson d’un jeune groupe genevois, etc.

Liquid Families est pensé comme un projet immersif de plusieurs heures ou les visiteurs peuvent entrer, sortir et revenir à tout moment. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de temporalités dilatées ?

En effet, j’ai pour la première fois souhaité explorer une forme scénique longue. Le déploiement du propos qui m’intéresse ici exige une certaine lenteur, la mise en place des collaborations au cœur de la démarche nécessite du temps. Ce que je cherche à explorer est de l’ordre du subtil et de l’intuitif, et à cet égard ne peut être brusqué ou concentré artificiellement dans un format d’une heure environ, durée conventionnelle d’un spectacle de danse contemporaine. C’est aussi une invitation au public à venir vivre avec les interprètes, à s’immerger dans la douce évolution des dynamiques entre elle·eux, à sortir prendre l’air ou boire un verre, et revenir pour trouver l’installation, le travail commun, avancé de façon potentiellement surprenante.

Liquid Families, vu à l’Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, dans le cadre du festival Cité Lausanne. De Nicole Seiler. Installation Gerda Steiner, Jörg Lenzlinger. Cheffe de chœur, travail de voix An Chen. Performance Pascale Andreae, Gabriel Arellano, Léna Bagutti, Auguste de Boursetty, Collin Cabanis, An Chen, Leila Chakroun, Aline Choulot, Zoé Cornelius, Karine Dahouindji, Camille de Jaegher Narbel, Carole Dessauges, Laura Gaillard, Rosangela Gramoni, Trevis Guerreiro, Christophe Jaquet, Michele Luchetti, Nathalie Mastail-Hirosawa, Nicolas Mueller, Gabriel Obergfell, Léa Trolliet. Création costumes Auguste de Boursetty. Assistante Laura Gaillard. Collaboration dramaturgique Fabrice Gorgerat. Lumières et direction technique Vincent Deblue. Assistante technique Charlotte Roche-Meredith. Administration Laurence Rochat. Diffusion Martin Genton. Photo © Julie Masson.