Photo © Paolo Ferreri

NeverStopScrollingBaby, VITAMINA

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 12 janvier 2022

Le collectif VITAMINA est composé par Alessandra Ferreri, Joshua Vanhaverbeke et Matteo Sedda. Ils partagent tous trois un intérêt particulier pour les représentations de l’obscène et ce qu’ils considèrent comme l’étalage excessif d’images et d’informations sur les réseaux sociaux. Addiction éminemment contemporaine et métaphore de l’urgence de consommation de contenus propre à notre époque, le scrolling, ce geste irrépressible de passer d’une image à l’autre, est à l’origine de leur première création NeverStopScrollingBaby. Cet entretien croisé avec Alessandra Ferreri, Joshua Vanhaverbeke, Matteo Sedda est l’occasion d’aborder les réflexions qui circulent à l’intérieur de leur recherche et de revenir sur les enjeux de leur première création NeverStopScrollingBaby. 

Pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre trinôme artistique, vos affinités, et le désir de développer une recherche à trois voix ?

Nous nous sommes rencontré.e.s au travail, sur des projets initiés par d’autres compagnies, avant de commencer à s’inviter ponctuellement sur des projets personnels. Puis cette complicité s’est développée lorsque nous avons chacun emménagé à Bruxelles il y a cinq ans. Cette proximité nous a permis de créer de nouveaux liens et surtout de constater que nous avions une vision commune de l’art et de la création. Nous partageons une fascination pour l’obscène et l’étalage de l’excès sous toutes ses formes et manifestations. Nous apprécions particulièrement la « culture trash », que nous considérons comme une catégorie esthétique très importante et une source d’inspiration pour notre travail. Elle est pour nous la clef de la compréhension de l’époque dans laquelle nous vivons. La notion de surface, de pornographie de l’image, accompagne également notre réflexion. C’est pourquoi nous nous intéressons de près à la culture populaire d’aujourd’hui ainsi qu’à ses dérivés sur les plateformes en ligne. Il nous semble plus important que jamais de nous concentrer sur les « mythologies d’aujourd’hui », comme dirait Roland Barthes. Nous nous intéressons aux idoles et aux fétiches des nouvelles générations. Le fétichisme du plastique, sous toutes ses formes. Le fétichisme des écrans, notamment des écrans tactiles. Le fétichisme des réseaux et des connexions planétaires qui ont permis la création d’une monoculture supra continentale. C’est durant l’été 2020 que nous avons décidé de créer un projet ensemble et que le collectif VITAMINA est né, le travail qui a suivi s’est déroulé de manière très spontanée et intuitive.

Rares sont les projets chorégraphiques co-signés à la fois par la chorégraphe, le créateur son/lumière et l’interprète. Comment se tressent vos réflexions, attentes, désirs, dans votre trio ?

Nous fonctionnons dans une sorte de relation triangulaire, chacun ayant son propre parcours et ses compétences spécifiques. Matteo a étudié la danse contemporaine à Milan et se concentre principalement sur la chorégraphie, Alessandra a étudié la littérature et la philosophie, puis la mise en scène de théâtre, et Joshua est un concepteur de son et de lumière, issu des arts visuels. Pour notre premier projet NeverStopScrollingBaby nous avons envisagé un processus d’écriture horizontal où les frontières entre les différentes disciplines artistiques sont très perméables. Nous nous considérons comme les trois chorégraphes de la pièce. Pour nous, la chorégraphie, comme la plupart des éléments qui composent un spectacle, existe à de nombreux niveaux différents, et chacun d’entre nous apporte ses qualités et son expérience spécifiques. Nous essayons de nous déconnecter des définitions classiques des rôles et de nous ouvrir à la discipline des autres pour l’enrichir et la nourrir de notre propre contenu et de notre propre perspective. Il s’agit d’une méthode qui demande beaucoup de patience et une volonté de s’ouvrir à l’autre. Intuitivement, nous avons développé un mode de travail complémentaire que nous essayons constamment d’améliorer. Par exemple, notre axe principal de travail n’est pas purement chorégraphique. Nous imaginons la scène comme un espace scénique actif dans lequel les différents médiums sont en constante communication ou en conflit les uns avec les autres pour créer un certain flux ou une certaine narration. Même si NeverStopScrollingBaby est estampillé « danse » nous voyons cette pièce comme une expérience et le corps est un outil qui nous permet de la mettre en œuvre. Au début du projet, nous l’avons d’ailleurs imaginé comme une installation chorégraphique, puis, progressivement, il nous est apparu que la chorégraphie devait prendre plus de place dans la pièce.

NeverStopScrollingBaby prend racine dans une addiction éminemment contemporaine : le scrolling. D’où vient votre intérêt pour ce « mouvement » en particulier ?

Le projet est né du sentiment d’être constamment submergé et surstimulé. Nous sommes profondément fasciné.e.s par l’accélération constante de notre réalité, n’ayant pas le temps de réfléchir ou de traiter quoi que ce soit alors que nous sommes continuellement injecté.e.s de doses d’informations. D’ailleurs, ce phénomène ne concerne pas exclusivement les médias sociaux ou le scrolling. Cela se produit tout le temps. Quand nous nous promenons en ville, quand nous lisons des magazines ou regardons la télévision, lorsque nous sommes assis.e dans un bar plein de monde, notre cerveau fait défiler tout, partout, tout le temps, souvent sans s’en rendre compte. Il n’y a rien de mal à le faire, c’est normal. C’est un mécanisme de survie. On ne peut rien y faire. Mais aujourd’hui, tout est surmultiplié, alors ce trop plein devient plus impressionnant et obscène. Le scrolling est devenu pour nous un concept sacré, une métaphore de la vitesse de notre époque, qui englobe l’accélération totale de tout et de tou.te.s. Il est devenu un instrument vital au cœur de notre économie, fondée sur la marchandisation de notre attention, de nos réactions à certains types de contenu. Dans cette économie fondée sur l’attention, ce qui compte le plus, c’est le degré d’engagement du contenu proposé pour un individu donné. Ce qui est produit et consommé n’est pas un objet, mais une réaction chimique visant à apaiser une douleur ou à satisfaire un désir. Les effets sur notre comportement et nos relations, notre cadre de perspective, nos opinions et nos choix sont très importants et sans précédent.

Pouvez-vous revenir sur les différentes réflexions à partir desquelles vous avez engagé votre recherche ?

Ce qui nous a intéressé.e.s dès le début, c’est la relation psychologique entre le contenu et le consommateur, et l’analogie possible avec la relation entre l’artiste et le public. Nous avons commencé à considérer notre public comme notre « consommateur ». Nous avons cherché à créer un jeu de pouvoir dans lequel les attentes du public sont constamment en jeu. Nous essayons de les séduire et, en même temps, de créer en eux et elles le désir d’en voir plus. L’excitation et la frustration sont les pierres angulaires de notre recherche globale. Ce sont des mécanismes qui nous ont guidé.e.s dans chaque partie de la composition du projet. Nous stimulons et décevons le public en permanence, en jouant avec les différents outils dont nous disposons. C’est une stratégie de marketing pornographique : nous voulons toujours en voir plus et en même temps nous avons vraiment besoin que cette situation s’arrête.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création ? Comment avez-vous élaboré et articulé les médiums danse, musical et le dispositif lumineux ?

Notre idée de départ était de créer un flux d’informations sur scène. Nous avons donc commencé par scroller comme des maniaques sur toutes les différentes plateformes, à collecter du matériel et à créer une base de données à partir de laquelle le travail a été initié. Nous avons pu constater que nous avions des patterns dans notre collection et nous avons réfléchi aux raisons pour lesquelles ces matériaux nous semblaient essentiels. Nous avons zoomé sur certains de ces “patterns” et nous avons commencé à travailler cette matière à travers le corps de Matteo : il allait être le vecteur de ces images virales, la métaphore vivante de l’obscénité de notre époque. Pour le dispositif lumineux qui encadre le corps, l’idée de base était de créer une sorte de pulsation, et de diffuser une certaine quantité d’informations, de la même manière que le son. Nous voulions que les lumières et le son soient la turbine du moteur de la scène, nous avons donc travaillé sur eux comme une seule entité. Ils sont programmés ensemble par le biais de données MIDI. Cette technologie permet des variations assez complexes tout en conservant une synchronisation de chaque médium. Pour la création sonore, nous souhaitions créer un son minimal et séduisant qui puisse émuler le mécanisme de boucle de rétroaction alimenté par la dopamine qui pousse le consommateur à rouvrir constamment ses applications. Nous avons considéré le dispositif sonore et lumineux comme une sorte de moteur, propulsant le contenu vers le spectateur. Notre objectif était de composer un objet chorégraphique qui attire l’attention du public, quoi qu’il arrive, de la même manière que le contenu de ces plateformes digitales.

Les plateformes sociales sont aujourd’hui des espaces « open-source » où les danses, les gestes, circulent et sont emprunté.e.s, détourné.e.s, par toutes et tous. De plus en plus de chorégraphes contemporains s’intéressent à cet espace et aux gestes qui y sont produits. Cette réflexion était-elle présente dans votre approche des réseaux sociaux ?

C’est une réflexion intéressante car nous n’avons jamais vraiment réfléchi à cet axe pour ce projet. Aucun d’entre nous n’a vraiment utilisé les réseaux sociaux de cette manière auparavant. C’est sans aucun doute un phénomène fascinant, un processus continu en plein développement et en pleine transition. Et c’est assez étonnant de voir comment il fonctionne presque comme un système organique et autorégulateur, modéré par la popularité, les clics, les scrolls et les vues. La vélocité et la quantité de contenu sont très impressionnantes. C’est réellement un vortex sans fin qui peut vous aspirer pendant des heures. Chaque jour, de nouveaux contenus viraux surgissent de nulle part, répétés par des milliers d’utilisateurs dans le monde entier. Tout semble appartenir à tout le monde et nous pouvons tous nous sentir libres de nous approprier ce que nous voulons. La notion d’originalité est ici très vague. En général, la qualité du contenu n’est même pas le sujet, la seule chose qui compte réellement est que votre propre contenu puisse être repris par l’algorithme pour être vu par un maximum de personnes. Nous avons vraiment l’impression que ce qui se passe ici change la sémantique de la créativité. Presque tout devient possible, et pourtant, tout semble toujours glisser à la surface, c’est souvent une expérience très obscène et superficielle. C’est plein de clins d’œil, de sourires coquins, de mouvements suggestifs, etc. Les nouveaux langages qui émergent de ces plateformes sont très directs et explicites, conçus pour engager l’utilisateur aussi vite que possible, peu importe comment. Les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour se faire remarquer et, ce faisant, ils ont créé une source fantastique de matériaux pour ce projet. Le genre de gestes que nous ne pourrions jamais inventer nous-mêmes. De notre point de vue, cet environnement culturel mondialisé est devenu un reflet brutal et honnête de notre condition humaine post-internet. La façon dont nous interagissons avec ces outils et les utilisons en dit long sur la nature humaine.

NeverStopScrollingBaby, concept et chorégraphie Alessandra Ferreri, Joshua Vanhaverbeke, Matteo Sedda. Costumes Maarten Van Mulken. Photo © Paolo Ferreri.

Le collectif VITAMINA présente NeverStopScrollingBaby le 8 février au Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival Faits d’Hiver.