Photo Laurent Paillier

Myriam Gourfink, Évaporé

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 10 septembre 2018

Formée à l’analyse du mouvement Laban et à des pratiques somatiques telles que le yoga, Myriam Gourfink déploie depuis plus de vingt ans une recherche chorégraphique fondée en partie sur des techniques respiratoires. Avec sa dernière création Évaporé, la chorégraphe poursuit sa recherche autour de l’élément eau, dans toute sa fluidité et son évanescence. Dans cet entretien, Myriam Gourfink partage les rouages de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création d’Évaporé.

Pièce après pièce, vous semblez développer une arborescence d’oeuvres éminemment connectées entre elles. Quelle est cette méthodologie de recherche, ce processus de création, ce rapport à la composition, particulier qui tend un fil rouge entre toutes vos pièces ?

À la base du développement de ce travail il y a des enjeux omniprésents. Le premier vise le traitement du temps. Cette visée s’est construite d’une part en écoutant les musiques actuelles, d’autre part en pratiquant le yoga. L’idée est de fuir la pulsation rythmique, trop liée, à mon sens, à la musique tonale, voire même fuir tout accident brusque venant marquer le temps afin de gommer tout événement attirant l’attention, et se situer uniquement dans un temps continu toutefois modulé par différentes vitesses à l’intérieur de la lenteur. J’ai été très marquée par la musique de La Monte Young ou de Phill Niblock, la « Noise » de C.C.C.C. (Cosmic Coïncidence Control Center), ou la musique « post-noise » ou « post contemporaine » de Kasper T.Toeplitz. Concrètement, j’ai tenté de mettre en place ce temps « coulé », grâce au yoga.

Comment cette pratique du yoga participe à la composition de vos chorégraphies ?

Dans cette pratique, la perception, le souffle et la concentration sont à l’origine de l’effectuation du geste. La respiration est effilée, elle s’étire et chaque millimètre d’espace intérieur ou extérieur devient un gouffre à explorer par les sens. Un des objectifs du yoga est à mon sens de s’autoriser toutes ces explorations. Ces voyages absorbent l’attention, il est nécessaire de prendre son temps pour mieux sentir. Cette pratique a ouvert de nouveaux enjeux : celui de traiter l’espace de façon « micro tonale », de considérer et sentir chaque cellule, chaque particule, chaque atome. Je m’appuie alors sur la Cinétographie Laban que je modifie pour en ouvrir les possibilités spatiales : unifier l’attention, le souffle et la perception du danseur afin que le geste soit habité, et que celui-ci s’autorise cette exploration, en faisant ses propres choix. J’utilise là encore la Labanotation pour proposer à l’interprète diverses techniques de mobilisation des sens, de la respiration, de la concentration et pour écrire des partitions ouvertes à l’intérieur desquelles il-elle viendra faire des choix.

Pouvez-vous revenir sur les enjeux de la création d’Evaporé ?

Si le titre Evaporé suggère le changement d’état d’un liquide, il indique aussi l’assèchement. Le projet est une réflexion sur la disparition de certaines cultures et comment malgré cela ces cultures continuent à nous nourrir : c’est l’histoire de la déesse des arts Saraswati, qui est aussi un fleuve asséché, dont le lit continue pourtant de façon souterraine à charrier la culture. Peut-être est-ce aussi le cas de l’arbre des Sephiroth, l’arbre de vie qui continue à nous renseigner sur les valeurs émancipatrices des Kabbalistes du moyen âge, sur les valeurs émancipatrices des juifs de l’est avant la shoah… Ainsi pour Evaporé, deux axes de recherches se sont développés : l’un dédié à l’arbre des Sephiroth et l’autre à Saraswati.

Comment les techniques de respiration issues du Yoga ont-elles nourri le travail de cette nouvelle création ?

Je m’appuie sur des techniques issues d’un yoga d’origine tibétaine qui viennent stimuler les différentes enveloppes ou Koshas (il y en a 5 cinq) d’une personne. Pour cette pièce je stimule trois Koshas. Celle du corps physique (qui correspond à mon sens à la matrice d’eau), pour cela la partition chorégraphique propose des actions qui sont écrites dans le langage que je développe à partir de la Labanotation. Puis celle du corps de l’énergie (la matrice d’air) : après un travail qui consiste à évoquer l’énergie de la lune, celle du soleil, ou celle d’un arc en ciel, les danseuses viennent aspirer ces différentes énergies (couleurs, luminosités) et les diffuser dans l’axe médian, les centres énergétiques, les côtés, l’avant, l’arrière du corps, les membres et les organes génitaux. La dernière enveloppe est celle de la béatitude (la matrice immatérielle), les danseuses stimulent l’espace du front, son épaisseur, son étendue, elles y tracent un triangle à l’intérieur duquel elles se concentrent.

Comment cette chorégraphie, très écrite, évolue-t-elle dans l’espace ?

Tout commence avec mon interprétation de l’arbre Séphirotique, qui contient trois grandes matrices : une matrice d’eau (la vidéo), une matrice d’air (les danseuses) et une matrice «immatérielle» qui correspond, dans mon ressenti, à la musique. La rencontre entre les trois médiums est une transposition personnelle de la descente de l’énergie dans l’arbre des Séphiroth. La danse suit un Z lumineux, un éclair, le tracé de la descente des énergies de l’arbre de vie. Chaque trait lumineux correspond à une partition spécifique que suit chaque danseuse.

Quelle place avez-vous laissée aux interprètes lors du processus de création ?

J’ai écrit une première ébauche de partition que les interprètes ont chacune explorée. À la fin de chaque session, elles m’ont donné leurs avis et m’ont fait part de leurs expériences. J’ai ensuite corrigée et affiné la partition en fonction de leurs retours et de mes propres observations. Une autre résidence nous a permis de mettre à l’épreuve cette nouvelle version. Durant les différentes étapes de travail, la partition étant ouverte elle a donné matière à de nombreuses variations de la pièce. Les danseuses ont stabilisé la matière de la descente énergétique dans les neuf canaux de l’éclair. Afin d’arriver à l’état de « transe » dans les fleuves invisibles, nous avons décidé de laisser la partition des cinq « Saraswatis » ouverte qui permet des variations d’un soir à l’autre.

La musique de Kasper T. Toeplitz a toujours été très importante dans l’écriture de vos pièces. Comment, pour Evaporé, cette collaboration s’est-elle renouvelée ?

Avant toute chose, nous dialoguons. Pour Evaporé, Kasper était présent dès les premières sessions d’exploration, il s’est imprégné de la danse, a fait des essais sonore, des essais vidéo, des essais avec les capteurs. Je lui ai montré mes dessins de parcours, il m’a fait part de ses idées concernant l’instrumentarium, et les images vidéo. La dramaturgie globale s’est progressivement mise en place grâce à ces échanges. Kasper a écrit une première partition avec Didier Casamitjana. Il a proposé d’utiliser des tambours chamaniques, comme en réponse à la dramaturgie. Kasper a eu l’idée de créer un tambour plus grand avec une toile en coton pour obtenir des graves plus profonds. Puis il a finalement décidé qu’il jouerait de la basse électrique.

Les danseuses sont équipées de capteurs qui influencent l’écriture sonore en direct. Ce n’est pas la première fois que vous utilisez le corps comme instrument de production ou de transformation de la matière sonore…

Dans nos projets, notre idée est d’utiliser les dispositifs de captation pour jouer avec l’inattendu, augmenter le potentiel d’imperfections d’une représentation, défendre la nature non domesticable du vivant. L’idée est de rendre vivant la génération des images numériques et du son électronique, en captant les tremblements des gestes des danseuses pour venir perturber, salir, dans des ambitus de possible, la vidéo et la musique. L’idée est de cultiver le paradoxe, détourner l’emploi conventionnel des technologies vouées souvent à l’extrême précision, et les utiliser au contraire comme moyen d’augmenter l’irrationnel, l’imprévisible.

Évaporé, chorégraphie Myriam Gourfink. Avec Amandine Bajou, Carole Garriga, Deborah Lary, Azusa Takeuchi, Véronique Weil. Vidéo, composition live-electronics et basse électrique Kasper T.Toeplitz. Percussions Didier Casamitjana. Interprétation vidéo Jeffrey Gerbé Régie et mise en espace sonore Zakariyya Cammoun. Photo © Laurent Paillier.