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Mette Ingvartsen « Il est fondamental d’insister sur la vivacité de la danse »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 28 octobre 2020

Après avoir questionné nos représentations et perceptions de la nature et de la sexualité dans la société, Mette Ingvartsen poursuit ses réflexions autour du corps, de la technologie et de l’abstraction. La danseuse et chorégraphe danoise imagine avec Moving in Concert un environnement visuel et sensoriel où les matériaux naturels, les corps organiques et leurs extensions technologiques coexistent sous une forme hybride et collaborative. Cet entretien avec elle est l’occasion d’aborder les réflexions qui fondent cette recherche et de constater dans quelle mesure la crise liée à la Covid-19 ​a bouleversé son travail.

Moving in Concert semble marquer une nouvelle étape dans votre recherche. Comment cette nouvelle création s’articule avec vos deux précédents cycles de pièces autour de la nature (​The Artificial Nature Series​, 2009 – 2012) et de la sexualité́ (​The Red Pieces​, 2014 – 2017) ? 

Lorsque j’ai commencé à penser à ​Moving in Concert​, je cherchais un moyen de relier ces deux cycles de recherche. Le premier questionnait les représentations artificielles de la nature et la manière de percevoir les mouvements non-humains, et par là même de concevoir une forme de théâtre “non anthropoïde”. Puis le second ​ abordait la sexualité et le corps nu en tant que lieu de luttes sociales et politiques, donc à bien des égards presque diamétralement opposé au premier. Après avoir créé la dernière pièce du cycle ​The Red Pieces, ​21 pornographies,​ qui est l’une des œuvres les plus dures et les plus explicites politiquement que j’ai jamais réalisée, j’ai ressenti un fort besoin de travailler de manière plus implicite et aussi non violente. Ces réflexions m’ont renvoyée vers les « paysages évaporés » de mon projet Artificial Nature Series​, une chorégraphie de paysage​s hypnotisante et apaisante créée par les mouvements de matériaux non​-​humains comme le brouillard, les bulles, les lumières, les sons et les couleurs. Cette idée est devenue le point de départ d’une nouvelle direction de recherche. Avec Moving in Concert, je souhaitais concevoir une œuvre moins représentative que les cycles précédents. Je me suis intéressé au lien entre la technologie et l’abstraction, et avec les interprètes, nous avons cherché́ un nouvel équilibre entre les expressions humaines et non humaines. L’idée de travailler avec des extensions technologiques introduisait automatiquement le corps dans un réseau de relations non humaines. Je cherchais un outil qui influencerait et modifierait directement les capacités sensorielles et perceptives des artistes et des spectateur·rice·s. La question de la technologie semble aujourd’hui avoir pris une toute autre dimension, notamment en raison du temps que nous passons derrière nos ordinateurs à cause de la crise sanitaire. Mais ce qui m’intéressait à l’époque n’était pas tant la façon dont nous communiquons aujourd’hui en permanence par le biais des smartphones et des ordinateurs, mais plutôt la façon dont ces outils affectent les activités de notre corps et de notre esprit, ou encore nos humeurs et nos sensations. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer une chorégraphie pour un groupe d’interprètes humain·e·s et des lumières LED, une pièce dans laquelle la collectivité serait pensée comme une connexion entre les humain·e·s et leurs extensions technologiques.

Le corps occupe depuis toujours une place essentielle dans votre recherche. Dans un précédent entretien vous me disiez qu’au début des années 2000 vous développiez déjà un questionnement sur la « connexion entre les corps sexués et la formation de l’identité à travers les codes de genre ». Comment votre intérêt, votre intitution, s’arrête et creuse un sujet en particulier ?

Très souvent, mon intérêt pour quelque chose se développe lorsqu’il y a collision entre une préoccupation personnelle et une préoccupation sociale ou politique. Avec ​The Artificial Nature Series​, j’ai par exemple beaucoup lu sur l’environnement et les catastrophes naturelles. Mais en même temps, je redécouvrais aussi un profond désir d’être dehors dans la nature après avoir passé́ dix ans dans les grandes villes. Pour ​Moving in Concert​, il était important pour moi de comprendre, à la fois individuellement et collectivement, la façon dont l’économie du travail immatériel a transformé la vie et les habitudes de tant de personnes. Personnellement, je pense que l’utilisation de la technologie a joué un rôle important dans cette transformation, mais je n’ai pas été en mesure d’expliquer comment. J’ai senti que ce processus était lié avec le fait que la technologie reste une abstraction infinie qui nous affecte tou·te·s fortement, alors que la plupart d’entre nous comprend peu le fonctionnement réel des outils. Nous avons d’ailleurs pu constater ces derniers mois, avec le confinement et de la distanciation sociale, que la technologie isole et relie simultanément les gens. La situation actuelle permet de remettre en question comment nous pouvons penser la collectivité, les soins et l’importance du social (comme forme d’existence politique) pendant une période de séparation.

En 2018, avant la création de Moving in Concert, vous me disiez dans un entretien : « Je pense beaucoup à l’abstraction, au retrait et au refus comme stratégies pour ne pas avoir à représenter le monde tel que nous le connaissons. Ou peut-être, j’essaie simplement d’articuler comment l’abstraction est en fait connectée directement au monde dans lequel nous vivons, où les processus de digitalisation et de dématérialisation changent notre façon d’envisager les corps et leurs mouvements. » Cette nouvelle réflexion a-t-elle participé à la conception de Moving in Concert ? 

Oui, absolument. Je pense que les processus dématérialisation de l’interaction numérique ont un fort effet sur notre corps et notre cerveau, que nous devons encore travailler pour le découvrir. Pour moi, l’abstraction dans la chorégraphie est liée à la conception de mouvements, de géométries et de circulations, qui ne représentent pas nécessairement quelque chose d’explicite, mais qui sont néanmoins toujours liés à des choses concrètes dans le monde. En tant qu’expérience de pensée, j’ai essayé de relier l’abstraction de la danse à l’abstraction du numérique, où tout est décomposé en différentes séquences de zéros et de personnes se déplaçant à des vitesses différentes. Les séquences déterminent ce qui se passe sur nos écrans de manière pas toujours transparente pour nous, tout comme nous ne contrôlons pas la manière dont nos mouvements sur le net sont datés, analysés et exploités. Pour ​Moving in Concert​, je trouvais plus intéressant de ne pas travailler avec des outils technologiques que nous connaissons très bien, comme des téléphones et les ordinateurs, mais plutôt avec un matériel très technologique et contemporain, comme les lumières LED. L’idée était de produire une sorte de métaphore de l’enchevêtrement des corps et des technologies, et de se concentrer sur l’effet sensoriel qu’a sur nos corps le fait de se déplacer dans un système d’extensions technologiques. 

Pouvez-vous revenir sur la genèse de Moving in Concert ? 

Outre les cadres plus conceptuels que je viens de mentionner une idée très concrète de la pièce a réellement émergé de la dernière scène de ​21 pornographies. Pour cette scène j’ai travaillé avec une lumière LED sans fil. J’ai trouvé les effets lumineux étonnants et des figures interessantes, mais pour cette performance, je devais garder l’action simple et je suis finalement restée avec une seule variation. Sur le plan matériel, ​Moving in Concert ​est donc né du désir d’explorer davantage la lumière et l’écriture chorégraphique avec avec des modèles de lampes plus avancés. Pendant cette période de recherche, j’ai également créé une courte pièce en duo avec le batteur Will Guthrie, où je cherchais déjà comment l’action de tourner pouvait devenir une chorégraphie élaborée. Dans ​Moving in Concert, les danseur·se·s tournent pendant environ 25 minutes : c’est une pratique qui exige littéralement le développement d’un haut niveau de résistance mentale – et métaphoriquement une résistance à la perte de concentration qui apparaît avec un haut niveau d’activité sur un écran. 

Pendant le processus de création, vous avez partagé avec les interprètes différents sujets scientifiques, notamment sur les fascias, sur le principe de la tenségrité, sur la plasticité du cerveau ou sur la capacité de nos yeux à regarder des paysages de loin, etc. Comment ces sujets ont-ils participé à l’écriture de Moving in Concert ? 

Je travaille toujours en étroite collaboration avec les personnes qui font partie de mes pièces et le partage des motivations conceptuelles et physiques est pour moi crucial. Cette fois-ci, nous nous sommes en effet aventuré·e·s sur de nombreux sujets différents pour rechercher des liens entre le corps, la nature et la technologie. Nous avons essayé de produire un mouvement organique avec des outils inorganiques (les lumières LED), comme une façon de produire des formes hybrides. Nous avons passé également beaucoup de temps à lire et à discuter du livre de Catherine Malabou : ​Que devrions-nous faire avec notre cerveau ? Cet ouvrage nous a donné un cadre conceptuel pour comprendre le concept de plasticité du cerveau et nous a aidé·e·s à formuler des idées autour de la résistance mentale dont nous avions besoin pour faire la séquence où les danseur·se·s tournent. Nous avons étudié différentes formes de systèmes d’auto-organisation et d’intelligence collective, par exemple dans les phénomènes de murmurations, où des milliers d’oiseaux qui sont capables de créer d’incroyables motifs aériens sans s’écraser les uns sur les autres. Les interprètes ont également apporté des références liées aux questions de recherche fondamentale, sur l’hypercube en tant que forme mathématique, etc. En termes de pratique physique, je souhaitais depuis longtemps essayer l’entraînement des fascias et j’ai pensé que c’était le bon projet de faire venir Anja Rotterkamp pour nous enseigner cette pratique physique le matin. 

Moving in Concert se matérialise sous la forme de plusieurs « tableaux abstraits ». Pouvez-vous revenir sur le processus chorégraphique, sur « l’écriture visuelle » entre les interprètes et les objets lumineux ? 

La pièce est vraiment pensée comme un environnement ou un univers fascinant où les matériaux naturels, les corps organiques et les extensions technologiques coexistent sous une forme hybride et collaborative. La pièce est composée comme un long mouvement où différents systèmes d’auto-organisation sont utilisés pour développer les trajectoires individuelles de chaque danseur·se. Ces trajectoires ont d’abord été improvisées, mais au fur et à mesure que le processus avançait, les motifs et les formes se sont solidifiés en une chorégraphie écrite. La lumière et le son, créés par Minna Tiikkainen et Peter Lenaerts, jouent également un rôle important dans la création de cet environnement. Le spectacle a également été pensé comme une sculpture lumineuse et sonore en mouvement, qui modifie en permanence sa propre configuration avec tous les changements qui se propulsent dans l’espace visuel et auditif. Le mouvement est conçu comme une interconnexion entre les mouvements du corps, les mouvements des objets lumineux et le jeu que cela crée en termes de lumière et d’ombre, de visibilité et d’invisibilité, ou de couleurs et d’humeurs. Dans la première partie de la pièce, la qualité du mouvement a une façon plus fluide et plus douce de fonctionner. Mais dans la dernière section – où les interprètes entrent dans une masse de particules noires qui a été déversée sur le sol tout au long de la pièce – une qualité différente, plus visqueuse et plus résistante, apparaît. Une scène où la technologie n’est pas seulement un fonctionnement fluide, mais aussi une substance collante qui nous transforme. 

Dans ce même précédent entretien, vous me disiez qu’un des principaux enjeux de la danse aujourd’hui était « d’étudier les modalités d’existence de nos corps dans une société digitalisée et dématérialisée » puis « d’ouvrir des réflexions autour de l’économie du travail immatériel et de comprendre comment faire de la danse un espace pour développer une pratique dans la conscience de ce qui est en train d’arriver à notre corps, au coeur de cette économie ». Deux ans plus tard, comment cette réflexion a-t-elle évolué ? 

Eh bien je ne savais pas que le coronavirus allait arriver et que la condition de travail immatérielle trouverait son apogée en 2020. Je pense toujours qu’il est très important de comprendre les formes dé-corporisées de travail, et que la danse doit être reconceptualisée par rapport à cela. ​Moving in Concert suit cette ligne de pensée, en essayant de créer une chorégraphie basée sur les extensions immatérielles du corps par la réflexion de la lumière. Mais j’ai également développé au cours de ces 5 derniers mois une réaction presque allergique au fait de penser la danse en ligne. J’ai encore beaucoup de mal à m’habituer à cette nouvelle manière de communiquer. Je pense que nous sommes maintenant à une époque où il est fondamental d’insister sur la vivacité de la danse. J’ai également réalisé que faire du théâtre ne concerne pas tant ce que nous créons sur scène, mais que les pièces créent des réponses sociales et discussions dans une société ou une communauté. Cela montre bien que l’une des principales fonctions du théâtre a toujours été de produire un espace de rassemblement et de discussion sociale et politique, bien sûr stimulée par l’expérience esthétique. 

Plusieurs de vos projets, Moving in Concert parmi d’autres, ont été annulés ou reportés à cause de l’état d’urgence sanitaire. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur votre travail ou sur des projets en particulier ? 

Oui, c’est certain, mais les effets à plus long terme restent à voir. Il est évident que les arts du spectacle sont l’un des domaines les plus durement touchés par la crise de la Covid-19. Il est évident que notre domaine saigne, que nous perdons des emplois sans savoir quand nous pourrons reprendre toutes nos activités. Certain·e·s d’entre nous bénéficient d’une protection sociale et d’un chômage partiel, tandis que d’autres sont totalement exclus de toutes les catégories de protection, de même qu’un grand nombre de travailleur·se·s précaires, qui n’ont tout simplement aucun revenu. Cette situation a des effets dévastateurs. Le sentiment de la sous-représentation de la culture et des politiques culturelles dans la plupart des agendas politiques européens depuis le verrouillage de l’économie prouve qu’il est maintenant crucial d’insister pour faire de la place à l’art, même dans une société frappée par la crise. Cela signifie également qu’il est de la plus haute importance de maintenir une pratique artistique à une époque où la partager pourrait paraître complètement différent de ce que nous avions pu imaginer auparavant. Mais, je dois avouer qu’après cinq mois « d’absence », j’attends réellement avec impatience de retourner au théâtre avec un grand groupe d’artistes et de partager cette expérience avec un public, de sentir le genre d’impact que l’art peut avoir au-delà de ceux·celles qui le font. Je sais que je suis probablement en train de rêver. Je suis très curieuse de rejouer Moving in Concert car les questions qu’elle aborde concernent l’effet de la technologie sur notre corps et ces réflexions sont devenues beaucoup plus présentes et explicites ces derniers mois. J’ai également décidé de faire une seconde version de la pièce, parce que je pense que la fragilité du corps humain dans cette période particulière est si évidente qu’elle ne peut être ignorée. Dans cette nouvelle version nous allons jouer la pièce en étant nu·e·s, en exposant un tout autre niveau de douceur et de fragilité du corps organique à l’intérieur d’un maillage d’extensions technologiques. 

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique ? Cette crise sanitaire vous a-t-elle amené à reconsidérer votre pratique ou votre recherche ? 

En général, cette crise m’a amené à penser plus directement aux questions sociales et politiques et moins à l’abstraction. Mais elle m’a aussi amené à réfléchir à quelque chose de profondément affectif et peut-être même psychologique et émotionnel. C’est un endroit qui m’est assez peu familier comme source d’inspiration. Lorsque la crise du coronavirus a frappé, je venais de commencer une nouvelle recherche sur les manies dansantes du Moyen-Âge​. Ces manies étaient des épidémies de mouvements incontrôlables qui se répandaient comme une contagion à travers les corps dans l’espace public, et elles duraient des jours et des semaines, tout en tourmentant les personnes touchées. Les historien·ne·s spéculent sur les causes de ces épidémies, et bien que la possession démoniaque soit l’une des croyances les plus répandues, certain·e·s pensaient également que ces danses étaient des réactions à une période de difficultés et de pauvreté, qui suivait une longue période où la société était hantée par la peste… aujourd’hui, je pense que je peux physiquement ressentir ce que ces épidémies ont pu être, bien que lorsque j’ai commencé à lire sur ce sujet, c’était par curiosité intellectuelle. Il est étrange que parfois les sujets se heurtent et deviennent personnels quand on s’y attend le moins, et en ce moment c’est l’une des choses que j’aime approfondir, car elle reflète étrangement la situation actuelle dans laquelle nous nous trouvons.

Comment envisagez-vous la saison à venir ? 

Je suis très curieuse de rejouer ​Moving in Concert c​ar les questions qu’elle aborde concernent l’effet de la technologie sur notre corps et ces réflexions sont devenues beaucoup plus présentes et explicites ces derniers mois. J’ai également décidé de faire une seconde version de la pièce, parce que je pense que la fragilité du corps humain dans cette période particulière est si évidente qu’elle ne peut être ignorée. Dans cette nouvelle version nous allons jouer la pièce en étant nu·e·s, en exposant un tout autre niveau de douceur et de fragilité du corps organique à l’intérieur d’un maillage d’extensions technologiques. Je croise les doigts pour que la crise sanitaire ne s’aggrave pas davantage et que le secteur des arts du spectacle puisse reprendre ses activités, au moins à un certain niveau. En même temps, je réfléchis aussi à ce que je veux faire au cas où tout se bloquerait à nouveau. Je pense que je vais peut-être essayer d’écrire un livre… au moins une activité que je peux réaliser à partir de mon extension technologique préférée : mon ordinateur. [Propos recueillis en septembre 2020]

Moving Concert,conception et chorégraphie Mette Ingvartsen. Avec Bruno Freire, Elias Girod, Gemma Higginbotham, Dolores Hulan, Jacob Ingram-Dodd, Anni Koskinen, Calixto Neto, Norbert Pape, Manon Santkin. Remplacements Thomas Bîrzan, Hanna Hedman, Armin Hokmi. Dramaturgie Bojana Cvejić. Son Peter Lenaerts. Lumières Minna Tiikkainen. Photo Marc Domage.