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Maud Blandel « La culture du spectaculaire »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 17 avril 2018

Artiste franco-suisse, Maud Blandel collabore étroitement avec le metteur en scène Karim Bel Kacem entre 2013 et 2017 avant d’amorcer sa propre démarche chorégraphique. Elle développe aujourd’hui un long travail de recherche sur l’idée de ligne, en tentant d’en dégager les enjeux sociaux, politiques, mais avant tout esthétiques. Déconstruction des mythes, torsion des signes et des sens, le travail de Maud Blandel se trouve aux frontières de l’art, de l’anthropologie, et des cultural studies. Après avoir présenté Touch Down en février dernier au Mucem dans le cadre du festival marseillais Parallèle, elle reviendra dans la cité phocéenne la saison prochaine avec le second volet de sa recherche, Lignes de conduite.

Touch Down est le premier volet d’un projet intitulé Histoires de lignes, une recherche au long cours. Pouvez-vous nous en préciser les grandes problématiques ?

La recherche intitulée Histoires de lignes emprunte son titre à l’ouvrage passionnant de Tim Ingold dans lequel il tente une anthropologie de la ligne. De la notation musicale à la calligraphie chinoise, en passant par l’activité de la chasse jusqu’à l’architecture contemporaine, l’auteur y déroule l’histoire de pratiques à travers lesquelles il analyse la production et l’existence de lignes dans l’activité humaine. C’est la conclusion de cet ouvrage qui a particulièrement retenue mon attention, lorsque Ingold explique comment l’Occident aurait progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste, jusqu’à faire de la ligne droite « l’idéal de la modernité ». Ainsi de nos jours « un Homme raisonnable marche droit, parce qu’il a un but, il sait où il va », nous dit Le Corbusier… C’est cette situation paradoxale dans notre époque contemporaine qui m’occupe : une époque dans laquelle il faudrait tenter de marcher droit alors que nous semblons avoir tant de peine à nous orienter ! Ainsi, la recherche Histoires de lignes constitue pour moi le cadre commun de différents travaux, lors desquels la ligne pose à chaque fois un problème d’ordre esthétique.

Comment les deux pièces Touch Down, puis Lignes de conduite, s’inscrivent-elle précisément au coeur de cette recherche ?

Dans Touch Down, qui interroge la fonction sacrificielle des victimes du Royaume Entertainment à travers la figure de la cheerleader, la ligne a un double usage. Elle constitue à la fois notre champ d’investigation – la ligne de touche des terrains sportifs américains – mais elle est également un outil formel d’écriture : la ligne comme percept, comme stratégie d’organisation d’une communauté. Au cours du processus de création, nous nous sommes régulièrement posé la question de notre rapport à cette figure de cheerleader. Le fait qu’elle ne soit pas proche de nous, ni géographiquement, ni culturellement, mais que notre unique accès à elle soit médiatisé, il nous est apparu essentiel de prendre en compte les outils de fabrication d’image qui avaient servi à populariser une telle icône. Démultiplication de points de vue, gros plan, ralenti, autant de procédés cinématographiques qu’il nous fallait traduire chorégraphiquement : la ligne des jeunes filles est devenue le support qu’il fallait cadrer, sous toutes ses formes ! Lignes de conduite (dont la création s’est faite il y a quelques semaines à l’Arsenic Lausanne, ndlr), s’appuie quant à elle sur une étude du tarentisme. Rite de guérison populaire du sud de l’Italie mêlant christianisme, pratiques magiques et catharsis musicale, un tel phénomène de possession s’est vu, au travers de processus de folklorisation, dépossédé de son caractère originel sacré. La question de la ligne implique cette fois-ci un autre problème, celui de la dé-formation : des espaces rituels circulaires vers la frontalité.

En quoi la figure de la cheerleader vous semblait-elle singulière ?

Lorsque j’ai débuté le projet je ne connaissais rien du cheerleading. Je collaborais alors avec le metteur en scène Karim Bel Kacem autour d’un large projet intitulé « Sport Spectacle Project » dont les différents formats partageaient tous le désir d’enquêter sur les liens entre le sport et la politique. Je suis alors tombée par hasard sur l’excellent documentaire d’Olivier Joyard (« Un mythe américain », Arte) dans lequel le réalisateur revient sur les débuts de la pratique. J’y découvrais, non sans étonnement, que le phénomène à sa naissance avait été exclusivement masculin. Une stratégie de diversion apparue spontanément, qui visait à haranguer les foules afin d’éviter les conflits entre supporters. Arme de manipulation massive, la pratique n’avait pas tardé à se voir récupérée par les universités américaines les plus prestigieuses. C’est ainsi qu’Eisenhower, Roosevelt, Reagan et Bush ont été d’émérites cheerleaders ! La pièce développée avec Karim a été le versant théâtral de la recherche : avec CheerLeader (2015) nous nous sommes attachés à réinvestir la fonction première de la pratique, à savoir celle de diriger – leader – les acclamations – cheer, et les possibles dérives liées à une telle performativité du discours. Avec Touch Down, c’était clairement une approche chorégraphique que je souhaitais développer. Celle-ci s’est appuyée sur le point de bascule de la pratique lorsque, dans les années 60, le cheerleading ne tend plus vers une sexualisation (les femmes remplacent petit à petit les hommes sur les bancs de touche) mais vers une hypersexualisation (les shows télévisés saisissent le potentiel des stratégies de communication et commencent à miser sur l’image des équipes sportives jusqu’à révolutionner la pratique). En quelques décennies, la cheerleader est devenue une figure incontournable des cérémonies du sport-spectacle puisqu’elle y joue un rôle central : elle comble le vide. C’est précisément la fonction d’occupation des temps morts qui m’a interpellée.

Vous combinez cette figure avec la musique du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Quels sont les enjeux de confronter cette figure populaire et cette musique savante ? 

Ma question était alors simple : en acceptant d’endosser une telle fonction, à savoir la mise à mort du temps (par le « divertir »), la cheerleader ne signait-elle pas également le temps de sa propre mise à mort ? Emettre l’hypothèse de la cheerleader comme possible figure sacrificielle contemporaine est une chose. La soutenir en organisant la rencontre entre Le Sacre du printemps et une telle figure archétypale, prise dans son ensemble de gestes, ouvre des possibles d’ordre chorégraphique. Chez Stravinsky, l’Elue danse jusqu’à la mort afin de garantir une récolte prospère à la communauté. Plus que leur statut d’icône de la modernité, ces deux objets partagent une dimension tragique du destin de la jeune fille que je souhaitais confronter, non pas dans le but de « monter un Sacre » mais de re-penser l’acte de sacrifice et ses corps dévoués.

Comment s’est déroulé le processus de création ? Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail avec les danseuses ?

La seule chose qui était claire pour moi dès le départ du processus c’est que cette – première – création ferait l’objet d’une étude de pratique. Cette démarche, que je poursuis aujourd’hui, implique nécessairement un temps d’investigation lors duquel je tente de saisir les évolutions d’un phénomène étudié, de ses conditions d’apparition à ses manifestations actuelles. Pour Touch Down, ce temps d’enquête a non seulement été la possibilité d’observer et d’apprendre le vocabulaire spécifique au cheerleading, mais également d’en analyser les caractéristiques et les modalités. A qui s’adresse une telle pratique ? Dans quel types d’espace celle-ci s’exerce-t-elle ? Comment la cheerleader parvient-elle à exercer sa fonction de « corps conducteur » lors de cérémonies sportives ? Quelles techniques et quelles compétences ces corps ont-ils dû/su développer ? Dès lors que l’opération de la pièce a pu être énoncée, les stratégies de composition sont apparues clairement : il s’agirait de ritualiser une pratique mainstream afin d’organiser la mise à mort d’une icône. Malmener une image, l’user, jusqu’à possiblement la vider de son sens originel.

À partir de ces postulats, comment l’écriture chorégraphique s’est-elle organisée ? 

La partition de Touch Down repose donc sur des procédés bien connus de la composition chorégraphique : répétitions, modulations, variations. Toutefois, afin de trouver une forme de cohérence dans les glissements de motifs que nous voulions opérer, il nous a fallu chercher nos propres outils d’écriture. Ces outils je les développe aux côtés de Maya Masse, extraordinaire interprète et très précieuse collaboratrice présente depuis le début de mes activités. Cela implique des temps de recherche privilégiés entre nous deux, lors desquels nous développons autant des combinaisons mathématiques que des outils de transpositions à partir d’une partition musicale. Touch Down a quelque chose de titanesque dans sa partition, tout se répète mais jamais de façon identique, les patterns ne font que se superposer les uns aux autres, et tout est compté ! Les répétitions n’étaient pas tous les jours faciles tant la pièce exige une concentration hors norme et tant les danseuses sont exposées : comment ne pas percevoir un oubli, une hésitation ou une erreur sur une ligne qui bouge à l’unisson ?

Il s’agit donc d’une partition idéale, composée après une longue recherche… Comment envisagez-vous la confrontation avec la réception ?

Si aujourd’hui mon travail s’appuie sur un travail complexe de composition (au sens où la danse y est précisément écrite), la partition n’est jamais une fin en soi. Elle est davantage un matériau qui se doit d’être suffisamment solide pour qu’il puisse être mis à l’épreuve. C’est difficile à accepter (pour le danseur comme pour le spectateur), mais cela fait partie intégrante du processus. Le fait que la partition soit si pénible à mémoriser, et donc quasiment impossible à exécuter parfaitement, cela place le travail dans un paradigme de la tentative plutôt que de la réussite. L’aventure que je propose aux danseuses consiste à aller à la rencontre d’une pratique qui nous est étrangère. Il s’agit davantage d’observer ce que celle-ci produit sur un corps social, que d’assister à l’exécution d’individualités. Les objets d’étude que je choisis impliquent tous originellement un dispositif regardant-regardé. C’est sans doute la question de la culture du spectaculaire, de ce qui fait spectacle, qui est au coeur de mes préoccupations aujourd’hui.

Depuis sa création en 2015, la pièce a connu plusieurs formats : sur des scènes de théâtre, dans une version muséale pendant plusieurs heures… Quels sont les enjeux de déplacer, fragmenter ou d’étirer Touch Down par rapport à son contexte initial ? 

La question du format occupe une place importante dans mon travail. Elle est à mon sens celle qui permet de penser les conditions d’expérience et les cadres de perceptions d’un objet. Re-formater Touch Down n’impliquait donc pas seulement de jouer sur les dimensions d’une pièce, mais bien d’interroger les spécificités de l’espace dans lequel celle-ci est présentée. Ainsi dans l’espace frontal traditionnel du théâtre, il s’agit avant tout de questionner le statut tragique d’icône de la cheerleader en organisant, chorégraphiquement, la mise à mort d’une image, tandis que dans l’espace du musée c’est la temporalité même de l’exposition qui est en jeu. Le sous-titre (time out) que nous avons choisi d’ajouter pour la proposition muséale se joue de ce double sens : il ne désigne pas seulement le temps mort mais aussi le temps continu de l’exposition, celui qui va définir nos temps d’action: qu’est-ce combler les temps morts d’une exposition ? Comment le visiteur devient-il lui même acteur d’une telle situation ? Comment notre action parvient-elle à produire de nouvelles circulations au sein du musée ?

Il s’agit donc de mettre à l’épreuve une partition, une recherche, des idées, directement au plateau, dans différents contextes ?

C’est dans ce terme même, l’épreuve, que réside sans doute tout l’enjeu de mon approche actuelle : l’épreuve comme protocole d’expérimentation à laquelle soumettre une pratique afin d’en mesurer ses valeurs sociales, politiques, esthétiques. Travailler différents formats d’une pièce existante c’est à mes yeux redéfinir un tel protocole, c’est mettre à l’épreuve un même matériau afin d’offrir la possibilité de nouveaux cadres opératoires.

Touch Down. Conception et chorégraphie Maud Blandel. Création sonore Orane Duclos. Création lumière Léa Maris. Avec Avec Maya Masse, Colline Libon, Romane Peytavin, Alexane Poggi, Sidonie Duret. Photo © Josua Hotz.