Photo Marine Colard © Anthony Devaux 2 scaled

Marine Colard, Le Tir Sacré

Propos recueillis par Agathe Le Taillandier

Publié le 1 juin 2022

Sur scène, deux corps de danseuses se font face. Ils se cherchent, s’approchent, se lancent dans un combat ou s’accompagnent. L’un pousse l’autre, l’un porte l’autre. Ensemble ils décortiquent des gestes qui nous semblent vite familiers : ce sont des gestes sportifs. Marine Colard décompose le mouvement, le dissèque pour mieux le donner à voir. Soutenu par des commentaires sportifs souvent exaltés, il devient extraordinaire, même hyperbolique. Mais la chorégraphe danseuse s’en amuse dans cette performance artistique où la musique des voix se mêle à l’énergie des corps. Marine Colard accompagnée sur scène d’Esse Vanderbruggen signe avec Le Tir Sacré une pièce aussi rigoureuse que savoureuse se jouant des partitions sportives démesurées. 

Comment les commentaires sportifs entendus à la télévision ou à la radio sont-ils devenus la matière artistique centrale de votre pièce Le Tir Sacré ?

Lorsque j’étais encore en école de théâtre, je cherchais une parole qui soit théâtrale mais qui ne soit pas issue du répertoire classique ou contemporain et c’est à ce moment-là que je me suis prise de passion pour les commentateurs sportifs. Je ne suis pas une férue de sport mais je suis tombée sur des vidéos montrant des commentateurs sportifs en action. J’ai adoré leur énergie, leur engouement et les états dans lesquels ces personnes se mettent quand elles décrivent ce qu’elles voient. En fait, ce sont de vrais comédiens : ils ont leur texte ou leurs fiches mais quand on leur donne le « top départ », ils se lancent comme un saut en parachute. C’est de l’improvisation puisqu’ ils créent en simultané avec le temps réel du geste sportif. Et à la radio notamment, le blanc est un véritable ennemi, il ne faut donc pas s’arrêter de créer. Comme un acteur sur un plateau, le commentateur cherche à transmettre toute une palette d’émotions, à créer du suspens, de l’attente chez le spectateur et l’auditeur. Pour Le Tir Sacré, j’ai notamment rencontré Fanny Lechevestrier qui est commentatrice à France Info et France Inter, elle couvre par exemple le Tour de France pendant un mois sur sa moto. Et elle m’a dit cela : « on donne à voir ». Quand elle est en plein champ de lavande par exemple, quand les coureurs ne sont pas encore là, elle doit décrire, donner des sensations, faire exister ce qui n’est pas encore advenu. Je trouve ça fascinant ! Sur un plateau, je me considère aussi comme une passeuse d’images.

J’ai l’impression que cette parole prononcée par les commentateurs sportifs est aussi théâtrale parce qu’elle est musicale et matière à jeu, à rythme.

Oui, complètement. Quand on écoute les fameux « goooooooooals » qui durent plusieurs minutes dans les voix des commentateurs, aux mots qui s’étirent, se répètent à l’infini, se scandent, il y a vraiment une dimension musicale. C’est une vraie partition. Parce qu’au fond, il n’ y a pas mille mots différents à la radio pour accompagner une victoire, ni une palette infinie de cris de joie. Tout réside dans la mise en scène de la parole, dans son intensité qu’ eux seuls peuvent fabriquer. C’est même orgasmique parfois. Ou alors c’est monocorde quand il s’agit de la pétanque ou du billard. J’adore la diversité des registres d’un sport à l’autre. Je voulais mettre en scène dans Le Tir sacré la musicalité multiple des commentaires, lents ou animés, parfois paroxystiques, et les faire dialoguer avec nos deux corps présents sur scène. C’est ainsi qu’un rythme singulier s’installe et devient celui de la pièce.

Comment avez-vous procédé pour utiliser leur pratique et leur technique vocale tout au long de la pièce ?

Pendant la création du Tir sacré, j’ai invité Fanny Lechevestrier et Bruno Salomon, tous deux journalistes et commentateurs sportifs, pour qu’ils viennent commenter nos gestes, donc de la danse contemporaine sur scène. Ils étaient complètement perdus. Ils n’avaient pas le langage et donc ils ne savaient pas quoi dire, mais ils ont réussi à improviser. Chacun était accompagné d’un consultant en danse qui leur apportait le langage technique. Et cela a donné la première scène de la pièce : pendant les premières minutes, je les laisse annoncer notre entrée en scène. Il y a sur le plateau la scénographie et la lumière, et déjà des voix s’élèvent et préparent le spectaculaire, l’événement. Ils brodent et cela crée autant un effet comique, même risible, qu’un effet d’attente.

Comment avez-vous écrit concrètement votre partition théâtrale entre les voix off, vos propres commentaires que vous prononcez en direct sur scène et les silences ?

La voix est le fil rouge de la création, comme la création musicale signée Aria Delacelle et Sylvain Ollivier. La pièce commence par deux voix, sous la forme d’un commentaire – enregistré ou en direct selon les lieux : ce sont elles qui accueillent le public. Puis je voulais que ces voix nous traversent : avec Esse Vanderbruggen, l’autre danseuse sur le plateau, on se laisse guider et indiquer nos mouvements, ou alors parfois on devient nous mêmes les voix. Nous sommes alors comme possédées par elles. Elles permettent plusieurs strates de jeu et créent des oscillations dans le rythme. Elles nous accompagnent jusqu’à la fin, où il n’y a presque plus rien à dire. Seul le mot « extraordinaire » résonne. Car finalement, qu’est ce qui est extraordinaire ? De quels exploits parle-t-on ? Je cherche aussi à mettre de la distance avec ces voix du sport, à les dégonfler, sans m’en moquer mais en cherchant dans cette part d’exagération de l’humour et quelque chose de burlesque. 

Vous mettez en scène une série de postures sportives très découpées sur le plateau. Est-ce une manière d’interroger votre pratique de danseuse, de la décomposer, voire de la disséquer comme dans un laboratoire ?

Je voulais décomposer et détacher le mouvement. Quand on danse par exemple sur la musicalité d’un commentaire sportif, on met à distance le geste, on le regarde presque de loin. Comme on met à distance les voix. Car tout le travail était d’observer la manière dont elles influent, par leur rythme très particulier, sur nos corps. Parfois on ne danse que sur la musicalité des voix des commentateurs. Pour écrire la partition chorégraphique du Tir sacré, je me suis, entre autres, beaucoup inspirée des travaux d’Etienne-Jules Marey et de Georges Demeny qui sont les pionniers de la chronophotographie et de la décomposition du mouvement. Cela m’a inspiré la scène du Tir Sacré où il y a des panneaux à LED qui tournent autour du nous : sans stroboscope on arrive à donner l’image d’un geste complètement désarticulé. Cette séquence me fait penser à un espace laboratoire où l’on viendrait scruter et étudier le corps des sportifs, et donc notre corps de danseuse. Nous avons deux corps très différents avec Esse Vanderbruggen et cela nous a guidées pour faire le lien avec le corps des sportives. J’ai aussi travaillé autour de postures sportives pour les déconstruire en les dansant. Elles constituent une bibliothèque de poses et sont devenues notre point de départ chorégraphique pour répondre à la question : comment est ce qu’on danse à partir d’un geste sportif ? Est ce qu’on extrait uniquement la main, le saut ou le bras selon la discipline ? Que donne t-on à voir au plus près ?

Dans quelle mesure la scénographie du Tir sacré souligne aussi la mécanique des corps ?

Ces postures sportives que nous avons choisi de travailler nous ont menées autant vers la photographie que vers la sculpture et donc l’immobilité. Nous avons pensé la scénographie avec Alix Boillot pour qu’elle laisse la place première aux corps, elle est épurée et prend en compte la création lumière de Lucien Valle avec des panneaux à LED qui entourent le plateau et marquent l’espace. On les déplace ce qui permet de transformer l’espace très simplement au fil de la pièce. Je voulais que le focus soit sur les corps et sur les peaux. Comme dans le sport de haut niveau, l’unique outil de travail des sportives qu’il faut surveiller et protéger, c’est le corps. Quand une nageuse observe son geste au millimètre près pour aller plus vite, elle est d’une précision folle. Sur le plateau on recherche cette même rigueur chorégraphique. Elle peut même avoir quelque chose de clinique, d’inquiétant car on montre aussi le corps sculpté, le corps corseté, le corps en lutte avec lui-même. Cela rejoint pour moi la performance du commentateur sportif qui, à la fin, a le corps complètement compressé. C’est une danse de l’excitation dans laquelle tout se tend et c’est passionnant à explorer sur un plateau.

Comment avez-vous fait le choix d’être deux sur scène ?

J’avais très envie de travailler la forme du duo que je n’avais jamais exploré avant. Je suis partie d’une mécanique très binaire propre à la compétition sportive : la victoire en face de la défaite, une équipe contre une autre équipe. C’est ce que permet de mettre en scène nos deux corps l’un en face de l’autre. Mais cette pièce parle aussi de relation, nous avançons ensemble tout le long de la pièce, avec des victoires, partagées ou non. J’ai aussi très vite senti qu’il manquait du monde pour parler de sport et du collectif, et j’ai eu besoin qu’on se retrouve toutes les deux entourées d’autres présences. J’ai travaillé avec un club d’Auxerre, une équipe de foot féminine, pour que les joueuses partagent le plateau avec nous. Nous les avons rencontrées puis elles sont venues au théâtre pour faire une séance photo. Cela a donné neuf silhouettes qui sont ainsi présentes sur scène, de dos, tout au long de la pièce comme une forme énigmatique. On forme, à onze, une équipe de foot. Le texte qui les accompagne est celui du 400 mètres de Floria Gueï et il est extrêmement enthousiaste. Le commentateur parle d’une statue qu’il va falloir ériger à l’effigie de la sportive. La pièce se termine donc avec cette idée forte de piédestal mais le plateau, lui, ramène au réel. C’est la fin du performatif. Même si tout le commentaire, très hyperbolique, est bien réel, il suffit parfois de changer l’intonation, la musique pour que autre chose se déploie. C’est la fin de l’exploit et du corps sur-sollicité. Au fond, c’est ce que met en scène Le Tir Sacré : l’extraordinaire du commentaire face à nos deux corps de danseuse au cœur d’une pratique plus artisanale. Le mouvement est ainsi montré dans sa simplicité, il a quelque chose d’épuré, et on peut voir qu’il est extraordinaire en lui-même. 

Conception Marine Colard. Chorégraphie Marine Colard en collaboration avec Esse Vanderbruggen. Création sonore Aria Delacelle & Sylvain Ollivier. Création lumière Lucien Valle. Scénographie Alix Boillot. Costumes Aude Désigaux. Écriture du commentaire fictif Joël Maillard. Journaliste complice Martin Caye. Photo © Anthony Devaux.

Le 25 juin à 14h30 et 18h au festival Et 20 l’Été à Paris. Le détail de la programmation est disponible sur le site du festival : et20lete.com
Les 30 juin et 1er juillet au Carreau du Temple dans le cadre du Festival Jogging