Photo Alice Brazzit

Marco d’Agostin, Le langage comme héritage

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 mai 2018

Figure émergente du paysage chorégraphique italien, Marco d’Agostin manipule l’écriture chorégraphique aussi bien que le langage. Dans ses deux dernières créations Everything is ok (2015) et Avalanche (2018) l’artiste développe un travail dense et intense, épuisant dans un même élan les mouvements et les mots. Il y insinue une critique sensible d’un entertainment devenu inintelligible, sous la forme d’une logorrhée en adresse directe au public. Assumant des questionnements aussi bien dramaturgiques que formels, sur le temps qui passe, les statuts des spectateurs, le chorégraphe laisse se déverser une cascade de gestes, de paroles et de sons, dans l’érosion latente des corps et des formes.

Everything is ok prend la forme d’une cascade de mots, de gestes, de sons… Quelle est pour vous l’intention de cette profusion ?

Everything is ok est une d’expérience : il s’agit de mettre à l’épreuve à la fois ma propre résistance, et celle des spectateurs. Si je bombarde les spectateurs de mouvements, c’est parce que j’essaie de poser les questions suivantes : À partir de quel moment en aurez-vous assez ? Quand est-ce que vos cerveaux ne pourront plus rien emmagasiner ? Que verriez-vous d’autre ? Au-delà de cette idée, j’ai aussi beaucoup étudié d’essais qui prouvent que le cerveau humain doit rester au repos le plus possible. En effet, c’est dans ces moments d’inactivité que les réseaux synaptiques s’activent et entretiennent la mémoire, l’acuité émotionnelle, la créativité… Je tente alors d’encourager l’entropie, sous la forme d’un trop-plein d’informations, pour permettre aux spectateurs de se désengager, d’entrer dans un état d’inactivité, qui peut stimuler leurs imaginations, leurs créativités.

Quels sont alors les matériaux qui composent ce texte-fleuve ?

Le premier texte que je performe au début de la pièce est un prologue, une exposition de la méthode que j’applique ensuite avec la chorégraphie. Il y a plusieurs valeurs énonciatives : des citations existantes, des citations transformées, des extraits que j’ai inventés. L’idée est de produire une avalanche de voix disparates, issues d’univers différents, toutes appartenant cependant au champ du divertissement.

Dans Everything is ok, vous semblez développer une approche chorégraphique du langage. Comment le parallèle entre les mots et la danse s’équilibre-t-il ?

Mon approche de la langue au sein du champ chorégraphique se fait de façon très instinctive. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas seulement le sens des mots, mais surtout leur son, leurs prononciations, leurs intonations. Le ton de voix éveille souvent en nous des souvenirs marquant. Pour moi, la langue est un héritage lourd à porter, mais très fertile, très utile quand il s’agit d’aller fouiller dans un passé, des souvenirs issus d’une culture commune ou plus personnelle.

Au delà de la question formelle de la construction de la pièce, quels sont les enjeux dramaturgiques qui la traversent ?

Dès le départ, je souhaitais développer deux grands axes. Premièrement l’idée de “divertissement raté”, pour reprendre l’expression de l’auteur David Foster Wallace, mais c’était surtout une manière de pouvoir s’adresser directement au public, en lui demandant “Vous en avez assez ?”. Parallèlement, je souhaitais continuer un travail sur la mémoire, le temps qui passe, que j’avais déjà engagé avec mes premières pièces. Je me suis interrogé sur la forme que pourraient prendre des fossiles humains, de façon métaphorique, pas seulement physique. Je souhaitais mettre en place un dispositif chorégraphique qui engagerait et canaliserait ces idées dramaturgiques.

Comment ce « dispositif chorégraphique » prend-t-il forme ?

La partition chorégraphique s’est d’abord établie comme une archive de différents mouvements évoquant des gestes qui existent dans le monde du divertissement, de l’entertainment. Il n’y a pas de hiérarchie entre ces mouvements, ils sont tous executés avec la même intention. Une succession de phrases gestuelles s’est mise alors en place, mettant en jeu à la fois ma propre endurance et la résistance de la réception du spectateur, son attention. À la fin, la chorégraphie devient une sorte de bruit blanc, tellement chargé de fréquences, de gestes parasites, qu’on n’arrive plus ni à les distinguer, ni à les isoler. Chaque spectateur est alors invité à se demander dans quelle mesure il peut s’engager ou se désengager de ce qu’il voit. Et pendant ce temps, mes yeux crient à l’aide, cherchent constamment à croiser leurs regards.

Votre dernière création Avalanche manipule les mêmes matériaux. Quel sont les liens entre ces deux pièces ?

Everything is ok peut être vu comme un prologue à Avalanche : le duo avec Teresa Silva commence à l’endroit où j’en étais resté avec le solo, avec une question qui restait sans réponse : celle des fossiles humains. Des os, des sons, des échos, des empreintes ? Que se passera-t-il une fois que toutes les images du monde auront disparu ? Bien-sûr, il s’agit de répondre à cette question de façon poétique, en imaginant de nouveaux scénarios, en montrant à quel point nous avons davantage l’habitude de nous intéresser au passé plutôt qu’au futur. Un autre point de convergence entre les deux pièces est notre manière particulière d’utiliser le langage. Pour moi, Everything is ok, était une tentative, une première approche de ces questionnements. Dans Avalanche, la recherche est plus profonde, mieux articulée, en ce qui concerne les rapports entre les mots et les mouvements… La langue est toujours bien présente dans la pièce, parfois seulement sous la forme d’un son. Elle peut souligner la signification d’un geste, raconter une histoire complètement différente, ou encore révéler de nouvelles interprétations de ce que le corps s’évertue à exécuter.

Comment la collaboration s’est-elle construite avec Teresa ?

Avec Teresa, nous sommes liés par une vision commune du monde, en termes de densité et de mélancolie. Pour Avalanche, nous nous sommes servi des conversations que nous avions et que nous avons toujours, en studio ou en dehors. Nous discutions des choses que nous lisions, formulions des questions, et nous échinions toujours à relier ses digressions au travail, d’une manière ou d’une autre. Les thèmes n’étaient jamais abordés frontalement, mais plutôt à l’aide d’anecdotes, de métaphores, de souvenirs. Certaines de ces conversations se retrouvent d’ailleurs dans la pièce. Avec ce procédé, nous essayons de créer ensemble une vision, puis de donner un corps et une voix à cette vision.

Le travail sur le langage semble être fondamental dans votre recherche. Comment envisagez vous la langue, en tant que chorégraphe ?

J’envisage le langage comme un héritage. C’est l’outil le plus efficace dont nous disposons pour raconter les histoires, c’est tout ce qu’il reste des expériences que nous traversons dans nos vies. Certains préfèrent envisager les images comme un outil plus efficace encore… Mais personnellement, je pense que les mots, sous toutes leurs formes, sont la meilleure entrée dans le monde. Dans Avalanche, les mots sont les moyens de désintégrer puis recomposer le monde, comme pourrait le faire la mémoire. Pour ce qui est du travail vocal, une grande partie de la recherche s’est construite autour des différentes manières de prononcer, de projeter un texte pour qu’il semble provenir d’un passé lointain, d’un plus récent, ou directement du présent, en essayant d’incarner la voix de la mémoire. Et c’est aussi l’occasion pour une explosion : l’incarnation même d’une avalanche.

Everything is ok, le 23 mai, au Théâtre des Abbesses / Chantier d’Europe
Avalanche, le 5 et 6 juin, au Théâtre Berthelot / Rencontres Chorégraphiques

Photo © Alice Brazzit