Photo © Frédéric Iovino

Johanna Mandonnet & Astrid Sweeney « Un projet est toujours et avant tout une aventure humaine »

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 22 février 2021

Initiative du réseau LOOP pour la danse et la jeunesse portée par Le Gymnase CDCN à Roubaix, TWICE est une invitation faite à des chorégraphes pour créer une pièce en deux parties d’une vingtaine de minutes chacune, à destination du jeune public. Cette saison, le chorégraphe Alexander Vantournhout a créé le solo Epaulette interprété par Astrid Sweeney, et Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou signent D’eux, duo interprété par Astrid Sweeney et Johanna Mandonnet. Rencontre avec les deux interprètes, pour sonder le processus d’une création à rebondissements en forme de rencontres artistiques inédites.

Au vu du contexte comment avez-vous pu travailler sur les deux parties qui composent TWICE ? Est-ce que le travail sur les deux volets et avec les différents chorégraphes a pu se faire dans un même élan ? 

Astrid Sweeney : Le processus de création de TWICE a été bousculé, pour plusieurs raisons. Nous avons dû travailler à des périodes différentes en effet, en passant quatre semaines avec chaque chorégraphe. J’ai d’abord travaillé avec Alexander Vantournhout au mois de mai 2020 pendant le premier confinement, puis une nouvelle session de deux semaines a eu lieu en septembre. Le travail avec Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek a pu se dérouler de manière plus concentrée, ce qui était agréable, les quatre semaines ont eu lieu entre septembre et novembre 2020. Il faut préciser que le projet a commencé au départ avec une autre danseuse bruxelloise, Inês Carijó, avec qui je travaillais en duo à l’origine, mais elle s’est malheureusement blessée au cours du processus, c’est pour cela que la partie créée par Alexander Vantournhout est devenue un solo. Puis Johanna nous a joyeusement rejoint lors des deux dernières semaines de création pour D’eux afin que l’on puisse créer un duo avec Hafiz et Aïcha. On peut dire que la période a été intense pour tout le monde ! 

A quel point les propositions étaient définies en amont au moment où débute le travail en studio avec chaque chorégraphe, avez-vous pu contribuer à l’écriture, à la création de la matière chorégraphique ? 

Astrid Sweeney : Pour ma part, c’était la première fois que je travaillais avec Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek et c’est rare qu’ils travaillent avec de nouveaux interprètes, ils ont des collaborateur.ices de longue date. On a donc pris le temps de travailler à partir de leur méthode, que j’ai découverte. Ce qui a consisté par exemple à nous regarder improviser ensemble, Johanna et moi, pendant de longs moments. Les idées qui ont surgi pour travailler la pièce sont venues de cette observation de nos improvisations, de la relation qui se créait entre nous deux à ce moment là, de ce qui nous venait naturellement en terme de propositions, de l’énergie qui se dégageait des danses que l’on essayait… Je crois qu’ils aiment travailler à l’instinct et faire confiance au processus pour que la pièce émerge, tandis qu’Alexander Vanthournout avait à l’inverse une idée déjà assez forte, assez définie au départ, sur laquelle j’ai rebondi, et que nous avons laissé se transformer petit à petit, à mesure que la pièce évoluait. Avec Hafiz et Aïcha il s’agissait davantage de faire un voyage, de s’engager dans une découverte mutuelle. 

On va revenir sur ce concept de départ pour Epaulette. Mais avant ça, Johanna tu es interprète dans les pièces d’Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek depuis plusieurs années pour ta part ? 

Johanna Mandonnet : Oui, et c’est d’ailleurs pour cela que j’ai rejoint le projet alors qu’il restait seulement deux semaines de création. Lorsqu’Inês s’est blessée, l’option était soit de travailler sur un solo pour Astrid soit d’amener une autre danseuse dans le projet, mais il était impossible à ce stade de travailler avec un.e interprète avec qui ils n’auraient jamais travaillé auparavant. Ils ont donc décidé de garder l’idée du duo et de m’en confier l’interprétation parce que je travaille en effet avec eux depuis seize ans maintenant, je connais leur processus, leur méthode et je pouvais rapidement intégrer le travail en cours de route et entrer dans la matière, l’écriture et l’exploration. 

Quelle est cette méthode de travail qui revient dans vos mots à toutes les deux ? 

Johanna Mandonnet : Aïcha et Hafiz partent rarement d’un scénario ou d’une histoire mais toujours de principes corporels, en basant le travail de recherche sur des qualités de mouvement. Un des points de départ est aussi de décider en amont d’une scénographie, d’un espace de jeu. Là en l’occurence un long couloir de lumière assez étroit, dans lequel on évolue en avançant vers le public ou en reculant vers le fond de scène. Pour D’Eux ils nous ont proposé à chacune des principes corporels à travailler, puis on est parties dans une longue exploration. La base de tout le travail ce sont ces modules d’improvisation, à partir desquels on peut piocher, retenir de la matière ensuite. Au cours de l’exploration Aïcha et Hafiz nous arrêtent, ciblent nos spécificités à chacune, nous construisent un chemin, une évolution qui nous est propre à mesure que l’on incorpore ces principes corporels. De là se dégage une relation entre nos deux chemins pour créer une histoire. 

Pourrais-tu donner un exemple de ce que sont ces principes corporels ? Ce duo D’eux est très physique, vous êtes très engagées dans une énergie qui suit un crescendo. 

Johanna Mandonnet : Nous avons par exemple travaillé à partir de la notion de discours : qu’est-ce que l’on fait avec les bras quand on pense « discours », quelle posture on peut avoir. Il peut s’agir d’un discours politique, d’une exhortation, ou plutôt d’un discours intérieur, comme un marmonnement, une réflexion, une poétique plus interne. On explore ces différentes nuances. Au début de ce duo je commence lentement alors qu’Astrid est dans un mouvement déjà beaucoup plus ample. Puis la pièce monte en crescendo en effet, et l’on se retrouve toutes les deux, on converge au moment que l’on appelle ‘la pulse’, où la musique nous soutient et où l’on se cale sur cette pulsation commune tout en ayant chacune notre propre rythmique, notre propre engagement physique. En réalité d’une soirée à l’autre vous ne verrez jamais le même duo, car nous sommes toujours en recherche de ce qui nous meut, de ce qui nous fait bouger en gardant cette consigne de base d’aller chercher la pulse de la musique et de rester ensemble. 

Cela signifie qu’il y a de l’espace pour que vous jouiez avec la notion de dualité, avec la relation qui se construit entre vous chaque fois que vous dansez la pièce. 

Johanna Mandonnet : Nous avons de la place, mais au moment où l’on interprète la pièce nous ne sommes pas forcément conscientes du type de dualité que nous renvoyons. On se concentre sur ce que nous faisons, et Aïcha et Hafiz de l’extérieur nous donnent des indications. Je crois que c’est leurs regards extérieurs qui viennent souligner cette notion de dualité, d’unisson ou de contrastes. 

Ce travail sur la dualité est aussi dans les couleurs noir et blanche des costumes, de la scénographie, autant que dans la relation qui se construit entre vous en effet.

Astrid Sweeney : Oui, cette notion de dualité est en partie très visuelle dans la pièce. C’est seulement en voyant la vidéo d’ailleurs que je me suis rendue compte de la façon dont ce thème pouvait transparaître de façon multiple. Je crois qu’elle est ressentie aussi parce que l’on ne se regarde pas frontalement toutes les deux, surtout au début du duo, on se concentre chacune sur notre propre trajectoire. Et c’est aussi une sensation physique, par exemple le côté du corps devient vraiment vivant, éveillé par la présence et la proximité de l’autre, on reçoit cette énergie et ça nous aide à moduler le timing ensemble, en utilisant notre vision périphérique. 

Lors de la première au Gymnase à Roubaix il y avait aussi un sentiment d’unisson, présent par la joie et les sourires qui apparaissaient sur vos visages. Est-ce que cette joie communicative fait partie du travail ou elle était simplement là ce jour là ? 

Astrid Sweeney : Je crois qu’elle est apparue au cours du travail. Je me souviens d’un jour en répétition, nous allions entamer la seconde partie du duo, celle où l’on est attentives à la pulse de la musique, et je crois qu’Aïcha et Hafiz ont saisi ce qui se passait à ce moment là : on s’amusait à jouer avec la pulsation, une complicité naissait vraiment entre Johanna et moi, l’ambiance était joyeuse. Jusque là je travaillais seule sur la structure d’improvisation, le processus de recherche était plus sérieux disons, et interne aussi. A ce moment là les choses ont basculé d’une intériorité vers l’extérieur, ce qui a influencé la pièce. 

En travaillant aussi bien avec Alexander Vantournhout qu’avec Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou est-ce que le fait de créer une pièce pour le jeune public était une question, un cadre qui a influencé certaines directions ? 

Johanna Mandonnet : Je me souviens que nous étions ensemble en studio et nous avons posé cette question à Hafiz et Aïcha : la pièce est créée maintenant mais qu’est-ce que l’on va dire lorsque l’on va rencontrer les enfants, quels mots on emploie pour parler du travail ? Quel genre de discussion on peut avoir ? Pendant la création, à mes yeux, la pièce a toujours été à destination de tous les publics, enfants ou adultes, à voir quel que soit son âge. On en a discuté simplement ce jour là, et à leurs yeux ce n’était presque pas une question que la pièce soit pour les enfants, c’était comme ça tout simplement. 

Astrid Sweeney : En pensant au jeune public je crois qu’il y a une question d’accessibilité dans notre interprétation, le fait que nous ayons abordé pour ce duo le mouvement différemment, en utilisant davantage le contact visuel, les sourires, le fait de jouer avec un contact émotionnel avec le public disons, en essayant de les inviter à faire partie de notre histoire, de façon légère. Mais comme l’a dit Johanna c’est une question qui est arrivée à la fin du processus. Dans le travail avec Alexander Vantournhout nous en avons parlé également. En créant en ayant le jeune public en tête il faut faire attention à ne pas projeter sur les enfants le fait que ce serait un public non connecté à la danse, non sachant ou non pensant. Nous avions à cœur de ne pas faire une pièce trop simplifiée parce que l’on s’adresse à des enfants, de ne pas supposer par avance de ce qu’ils aiment ou pas, à quoi ils pourraient être sensibles ou non… Nous vivons dans le même monde, on peut être empathiques au même endroit. On joue beaucoup avec l’humour par exemple dans Epaulette, et on ne voulait pas être donneurs de leçon mais plutôt introduire une dimension humoristique qui pourrait toucher aussi bien un enfant qu’un adulte, et bien sûr la frontière est ténue et ce n’est pas forcément évident. Je crois que c’était la même démarche pour Aïcha et Hafiz, de ne pas aller tout de suite vers ce que l’on pense être fait pour les enfants a priori. Par exemple cette dimension viscérale dans le duo, sentir l’énergie qui passe, qui monte car nous n’arrêtons jamais le mouvement : n’importe qui, je crois, peut y être sensible.

Pour Epaulette Astrid tu mentionnais au début de l’entretien qu’Alexander avait un concept de départ qui a évolué au fil du temps, peux-tu expliciter ce processus ? 

Astrid Sweeney : Oui, l’idée de travailler avec des vêtements était présente dès le départ et a généré une grande part du matériel chorégraphique. Dès le premier jour j’ai porté une jupe étroite qui a beaucoup contraint ma liberté de mouvement. C’est un vêtement particulièrement limitant pour une danseuse, on ne peut même pas plier vraiment les jambes. J’ai essayé de voir comment les limitations imposées par la jupe transformaient mes mouvements : si ce n’est pas possible de traverser l’espace aisément, de s’étendre, il est possible de monter et de descendre par contre, on a ainsi trouvé cette longue séquence de sauts. J’ai pratiqué la danse irlandaise auparavant, cela fait partie de ma formation de danseuse, on a aussi joué avec ce passé là. On a pris beaucoup de temps où j’essayais de sauter, de faire le grand écart, beaucoup d’acrobaties, puis on a ajouté d’autres couches de vêtements pour voir quelles étaient les possibilités avec tel type ou tel type de vêtement. C’était là aussi une grande exploration.

Les vêtements qui contraignent tes mouvements sont des attributs féminins en particulier : les talons hauts, la jupe, les soutien-gorges superposés… on voit une femme lutter contre ou pour s’affranchir de ces attributs et être libre de ses mouvements. C’est aussi une ouverture, une discussion possible à avoir avec les spectateur.ices petit.es ou grand.es de la pièce ? 

Astrid Sweeney : En particulier pour les talons hauts et les soutien-gorges oui, on a parlé de cette dimension au cours du travail. J’ai partagé ce souvenir d’avoir 13 ans et de n’avoir pas de poitrine, et de superposer deux soutien-gorges pour faire comme si j’en avais, c’est comme ça que l’on a commencé à empiler les soutien-gorges dans la pièce. Pour les talons, ils donnent de la hauteur et une présence plus imposante mais font aussi perdre le point de gravité, on est plus loin du sol, le centre est déplacé. Nous nous sommes saisis des vêtements pour jouer avec comme avec des objets, en essayant de faire en sorte que l’expérience du spectacle reste ouverte à la lecture. J’ai essayé pour ma part de prendre de la distance avec toute connotation ou leçon de morale, pour travailler sans lourdeur ou sans surligner quoi que ce soit. C’est une histoire de jeu simplement, qui me concerne aussi moi en tant que danseuse qui porte habituellement des joggings et qui joue à mettre talons hauts et jupe pour voir ce que cela produit. En tout cas nous ne sommes pas du tout dans la considération de la contrainte comme une souffrance subie. C’est une femme qui joue avec la situation et les accessoires, elle est forte, elle subvertit la situation. 

D’où l’importance de l’humour qui imprègne le solo. Le personnage et ses acrobaties nous apparaît comme un personnage de comédie, presque burlesque dans sa gestualité. 

Astrid Sweeney : Oui, et c’est aussi lié à ma personnalité, Alexander m’a invitée à amener ce côté joueur et joyeux de moi dans la pièce. Au départ, avec Inês, on travaillait l’humour à deux puis lorsque la pièce est devenue un solo j’ai dû donner une personnalité à ce personnage. Et certains mouvements sont drôles en eux-mêmes, produisent un effet comique en effet. 

A vous écouter on dirait que le processus de création a plutôt été une belle expérience si on prend en compte le caractère chaotique qu’il a revêtu en partie. 

Astrid Sweeney : Oui, je suis tellement heureuse d’avoir rencontré Johanna et qu’elle soit sur le projet. On est tous.tes arrivé.s un peu traumatisé.e.s par la blessure d’Inês, alors ça a été agréable de reprendre le projet avec cet échange. Sans compter que ça a compté pour moi de la voir travailler avec Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek, de découvrir leurs habitudes, ça m’a aidé à rentrer dans le processus et à profiter au mieux du temps passé ensemble. C’est rare de pouvoir créer un langage commun en si peu de temps, en deux semaines.

Johanna Mandonnet : Oui ! Et on peut ajouter qu’un projet est toujours et avant tout une aventure humaine, et que si ce n’avait pas été Astrid et moi, le duo aurait été bien sûr différent. Ce serait un bon point de discussion à partager avec les enfants d’ailleurs, pour parler de cette expérience : nous ne sommes pas nées dans le même pays, nous parlons deux langues différentes mais la danse nous a permis de nous rencontrer, d’échanger, de communiquer. 

TWICE#2, vu au Gymnase CDCN à Roubaix. Épaulette, chorégraphie Alexander Vantournhout. D’eux, Aïcha M’Barek & Hafiz Dhaou. Avec Johanna Mandonnet et Astrid Sweeney. Création lumière Xavier Lazarini. Photo © Frédéric Iovino.