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Ola Maciejewska « L’appropriation comme stratégie de création est une notion intemporelle »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 15 novembre 2016

Sa performance Loïe Fuller : Recherche présentée dans l’atrium du Centre national de la danse, pendant le week-end OUVERTURE en octobre dernier, avait médusé les visiteurs hagards. Avec un simple costume de soie dans lequel se cachent deux tiges de bambou, Ola Maciejewska revisitait Serpentine Dance, célèbre solo de Loïe Fuller, danseuse américaine et pionnière de la danse moderne. Intitulé Bombyx Mori (du papillon Bombyx du mûrier, forme adulte du ver à soie), sa nouvelle création poursuit de puiser dans le potentiel poétique des volutes sculpturales des robes dansantes de Loïe Fuller.

Vos deux pièces Loïe FULLER: RESEARCH et BOMBYX MORI s’articulent autour de la chorégraphe américaine Loïe Fuller, pouvez-vous revenir sur la genèse de ces deux projets ? Comment est née l’idée de travailler sur cette figurante dansante ?

En 2011 j’ai soutenu un mémoire qui s’intitulait « Extending the notion of movement in dance to non-humans, things and objects ». En esquissant un arbre généalogique des artistes du champs chorégraphique qui interrogent la figure humaine dans leur processus de production de mouvement, Loïe Fuller était l’une des grandes figures qui s’inscrivait clairement dans cette lignée conceptuelle. Deleuze, dans un de ses essais écrit « The basic thing is how to get taken up in movement of a big wave, column of rising air, to ‘come between’ rather than be the origin of an effort » Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air, «  arriver entre  » au lieu d’être à l’origine d’un effort. (Gilles Deleuze, « Mediators », Incorporations, eds. Jonathan Crary and Sanford Kwinter, 1992. p.281, ndlr) C’est fascinant d’observer quel genre de mouvements certaines entités produisent.

Les effets des célèbres costumes de Loïe Fuller ne m’ont pas autant intéressés que sa figure d’artiste dans le champs chorégraphique. En effet, ses robes dansantes sont amusantes et spectaculaires au départ, mais si nous creusons un peu le sujet, nous pouvons nous apercevoir que cette artiste, en tant que personnage historique, propose de considérer la danse comme un événement au sein duquel l’interaction entre les différents éléments performatifs (tels que la lumière, les sons, le tissu, les matières premières…) contribuent au processus de production de mouvement : le corps n’est plus l’unique source dont le mouvement est originaire. C’est d’autant plus intéressant lorsqu’on sait que l’histoire de la danse s’est construite principalement sur le mouvement du corps, le corps et ses capacités expressives, les origines du mouvement…

Comment dialoguent et se complètent ces deux projets ?

Avec Loïe FULLER: RESEARCH, je concentre mon attention dans la manière de concevoir ou de générer le mouvement dans la danse. Cette pièce tire sa genèse dans la relation entre le sculpteur (humain) et la sculpture (non-humain). J’interprète une séance d’entraînement qui met en jeux le medium corps avec l’artefact (la robe dansante) dans une relation proche de l’acte de sculpter. Cette pratique très physique stimule le mouvement de la matière, une forme instable qui émerge de la relation entre le corps et l’objet. L’idée n’est pas tant de mettre l’accent sur l’interaction physique entre corps et objet mais plutôt sur les formes plastiques qui rendent visibles cette interaction.

Avec BOMBYX MORI, je développe et rajoute de nouveaux paramètres parmi lesquels nous retrouvons le son et la multiplication des figures dansantes. Des le début de mes recherches avec les robes dansantes de Loïe Fuller le bruit du tissu était très présent. Je voulais assumer et illustrer la présence de cet élément inhérent : le bruit et les sons des formes que nous produisons sont enregistré par des micros très sensibles et amplifiés en live : nous sommes à la fois sculpteurs et musiciens. On dialogue et on s’accorde également avec l’espace dans lequel nous jouons, en terme architecture le lieu ou la salle est toujours très réceptif et sensible au sons que nous produisons, si nous ne prenons pas en compte à cette nouvelle donnée l’ambiance sonore devient vite hors de contrôle et insupportable.

Loïe FULLER: RESEARCH et BOMBYX MORI ont chacun un dispositif scénique différent. Le premier est joué principalement in situ dans des espaces d’expositions et le second est plutôt présenté dans un dispositif plus habituel scène/gradin dans des théâtres. Comment s’opère ce changement et qu’offre-t-il ?

Je ne vois pas ça comme un changement de dispositif mais comme le développement de Loïe FULLER: RESEARCH, performance de mes recherches en action. J’ai présenté cette pièce dans des galeries d’art, dans des théâtres, dans un skatepark, au cœur des montagnes Suisse, à l’école des Beaux-Arts de Paris, dans la Cour Carrée du musée du Louvre… Et elle continuera d’être présentée dans des espaces inédits contrairement à BOMBYX MORI qui a été spécialement conçu pour des espaces sensible au son, mais ces deux cadres sont au final assez similaires. BOMBYX MORI cristallise mes observations les plus frappantes de Loïe FULLER: RESEARCH, parmi lesquels la prise en compte d’une architecture théâtrale et les conditions de monstration du mouvement dans un espace que nous partageons.

Question technique : Comment avez-vous créé les costumes ?

Loïe Fuller testait elle même différents types de tissus en mouvement afin de sentir son poids, voir ses effets à la lumière ou entendre le son qu’ils faisaient… J’ai fait de même. Quand j’étais enfant, ma mère me faisait beaucoup de costumes et de déguisements : sorcière, champignon, grenouille, pirate, zombie… Je lui ai montré quelques vidéos trouvées sur Youtube et elle a trouvé très rapidement le mécanisme qui permettait de recréer les mêmes effets. Ce travail n’étant pas un hommage à Loïe Fuller ni une reconstruction historique, je n’ai pas essayé de rester fidèle à ses esquisses où à ses écrits, au contraire.

Chacun de vos projets semblent tisser des liens avec les arts visuels : COSMOPOL est un film dansé et votre solo TEKTON peut se lire également comme une installation évolutive… Comment ces différents média nourrissent votre écriture chorégraphique ?

En effet, chacun de mes projets semble tisser des liens avec les arts visuels mais ce n’est pas intentionnel. Ses enjeux et ses questionnements sur le regard ne sont pas inhérents qu’aux arts plastiques. La danse, le théâtre, le cinéma ou l’architecture, pour ne citer que ces media, se soucient, élaborent et travaillent également attentivement sur la façon dont nous voyons les choses. Je cherche plutôt à déstabiliser et perturber ce que je perçois comme un anthropocentrisme théâtral. Je croise mes recherches avec d’autres domaines scientifiques comme ceux de l’anthropologie, la géologie, les sciences sociales, la physique… Même si ces différentes références ne transparaissent pas à première vue dans le travail final. Je vois ces différents média comme des sources qui me permettent d’articuler des idées, des pensées, des problèmes…

Depuis maintenant quelques années, nous pouvons voir de nombreux jeunes chorégraphes soutenir leur recherche – chorégraphique, esthétique, théorique – sur les grandes figures de la danse du XXe siècle. Quelles sont vos réflexions sur les enjeux de ces affiliations ? Quelle est votre regard sur l’histoire de la danse ?

L’appropriation comme stratégie de création est une notion intemporelle, prenant également une place très importante dans le discours critique des années 70. L’appropriation s’alignait et prenait déjà ses marques dans le discours de la post-modernité. Acheter ou voler, adopter des images, acquérir des connaissances, c’est quelque chose que nous savons, que nous faisons et pratiquons constamment. Cette notion d’appropriation est aujourd’hui très différente. Nous savons que l’histoire de l’art est constitué de coupures et de temporalités différentes : d’un manque d’histoire à un surplus d’histoire, posons nous plutôt la question des enjeux et des effets de ces absences et de ces excès… J’aime souvent associer l’appropriation à l’invocations de fantômes, de romans gothiques, de désirs fétichistes, de morbidité, de ruines…

Nous voyons aujourd’hui des artistes s’enterrer vivants en faisant des rétrospectives, ou des résurrections d’artistes via leurs propres œuvres ou par le biais d’autres artistes… en émerge ce que j’appelle des « zombies », enclavant l’objet approprié dans une économie de marché… Quelle attitude devons nous avoir face à l’histoire et à en quoi cette opération d’appropriation est aujourd’hui critique ? Qu’est-ce qui la rend pertinente ? Quand Marcel Duchamp présentait son urinoir (Fontaine, 1917, ndlr) ou son séchoir à bouteilles (Porte-bouteilles, 1914, ndr), l’objet réapproprié questionnait automatiquement pour ce qu’il était. Avec pour toile de fond notre époque qui prône la culture du bien et de la notion d’auteur, il est pertinent aujourd’hui de jouer avec cette notion d’appropriation. En disséquant un fantôme, apparait quelque chose d’intemporel, qui n’est pas fixée sur l’échelle du temps, qui revient encore et toujours, qui déstabilise la notion d’auteur, l’essence même de la propriété et la production de quelque chose de nouveau…

Photo © Martin Argyroglo