Photo © Andre Cornellier

Louise Lecavalier « Je me bats contre l’immobilité »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 8 juillet 2020

La danseuse et chorégraphe canadienne Louise Lecavalier s’est largement illustrée comme interprète émérite au sein de la compagnie La La La Human Steps avant d’à son tour signer ses propres pièces. Elle partage ici quelques moments charnières de son parcours, de sa découverte de la danse à sa rencontre avec Édouard Lock, puis de son désir à son tour de chorégraphier et d’expérimenter de nouvelles collaborations artistiques. Cette rencontre est également l’occasion de revenir sur ces derniers mois et comment la crise sanitaire liée au Covid-19 a questionné ou déplacé son travail.

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ?

L’enfance, à 4 ou 5 ans, des cours de ballet où on m’a inscrite et qui m’ont fait peur. Je n’ai même pas enfilé les collants et le justaucorps pour aller passer la séance de mesures du corps, je me suis enfuie tout de suite et je suis allée jouer dehors. Puis l’adolescence au secondaire, à 11 ans, j’ai joué dans une pièce de théâtre dans un rôle muet d’expression corporelle, cette expérience m’a ouvert une porte. L’année suivante, comme il n’y avait pas de cours de danse en parascolaire, avec quelques autres élèves, nous avons dégagé un espace dans un local de classe et avons inventé des minis performances dansées pour des événements scolaires. Ensuite à 15 ans, je me suis inscrite à des cours dans une école de ballet choisie un peu au hasard et j’ai rencontré un éminent professeur russe. Le détail des mouvements, la technique et les possibilités du corps m’ont fascinée, mais sans pour autant m’amener à développer un intérêt pour le monde de la danse classique. Un an plus tard, en m’inscrivant dans une troupe collégiale, j’ai rencontré une ex-danseuse de ballet, devenue danseuse contemporaine. Elle nous enseignait et nous poussait aussi à créer. Elle m’a envoyée dans des compagnies de danse contemporaine à Montréal prendre de plus en plus de classes et elle m’a dit : enseigne, chorégraphie, danse – une autre version de mange, prie, aime – j’avais alors 16 ans… Spirited Away… Et je crois que c’est ce qui m’est arrivé.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

Devenir chorégraphe… Si j’ai pu survivre comme interprète pendant tant d’années, sans réellement chorégraphier, c’est que j’ai eu le privilège de rencontrer et travailler avec un vrai maître de cet art. Édouard Lock fait partie de ces chorégraphes qui créent les pas et il le fait brillamment en inventant une forme de mouvement originale et non pas tirée des exercices de danse en vogue dans les studios ou à partir d’improvisations des danseurs. Ainsi je n’ai pas ressenti le besoin de m’y mettre aussi. Le langage chorégraphique qu’il créait me correspondait parfaitement. C’était un luxe de ne pas avoir la responsabilité de générer toutes les idées de mouvement. J’en ai profité pour pousser ma technique, la complexité du « partnering » et de l’interprétation. Ayant cette connexion artistique unique, ça aurait été idiot de vouloir me dissocier dans le seul but de me démarquer comme chorégraphe. Lorsque je dansais les spectacles de La La La, il n’y avait plus de chorégraphe ni de danseuse, il y avait une danse ; une possibilité de rencontre avec moi-même, avec mes partenaires et avec le public. Danser pour Lock c’était parler ma langue, une langue d’esprit, de corps et de rencontre.

Puis vous quittez ensuite la compagnie La La La Human Steps en 1999.

En quittant La La La, j’ai pensé ou espéré trouver une connexion forte avec quelqu’un d’autre. J’ai travaillé avec cinq autres chorégraphes, ces rencontres avec ces créateurs aux approches chorégraphiques très différentes m’ont permis d’avoir accès à d’autres points de vue, d’expérimenter de nouveaux outils de création et de gagner de la confiance en moi pour trouver ma voix de chorégraphe. Ce n’est pas que le titre de chorégraphe a une aura ou un prestige particulier pour moi, en tous cas pas à ce stade de ma vie. C’est un état d’esprit qui s’élargit, une addition, un jeu des idées vers des mouvements et vice versa. J’explore cette forme de rencontre artistique de plus en plus parce que j’en ai besoin pour continuer à danser, c’est complètement imbriqué dans ma trajectoire de danseuse. Ce sont pour moi des fonctions en symbiose. Toutes les pièces créées les 15 dernières années m’ont amenée à différents endroits. Je suis une autre, je suis comme une actrice qui crée ses rôles. Stations n’est pas Mille batailles ni So Blue, « I » Is Memory ou Is You Me… Les rôles et les créations sont des lieux de passage qui m’offrent à chaque fois l’occasion de changer. C’est vertigineux, euphorisant, j’aime ces vertiges et ces joies.

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Défendre, défendre interdire, défendre revendiquer, aimer ? Répondre à des questions, c’est toujours un brouhaha cérébral pour moi. Je ne revendique pas LA danse avec ma danse, je revendique peut-être une liberté, le courage du geste qui suit la pensée, de la pensée qui doit aussi interroger le geste. Je revendique les questions et les doutes, l’ouverture et l’obligation du regard sur le monde. Assez facile à dire. Ou bien je ne revendique pas. Je suis libre et je crois que j’ai le courage du geste qui suit ma pensée et j’essaie de poser ma pensée comme un geste. J’observe le monde avec tous mes sens comme une guerrière aux aguets. Comme je n’ai pas à défendre ma vie, j’essaie de la mériter, de lui donner un maximum de sens, de hausser ce supposé droit de vivre à un plus haut niveau de conscience. Avec la danse, est-ce peu ou est-ce fou ? C’est un luxe que l’on peut s’offrir quand on n’est pas pourchassé par un plus grand danger. Je n’ai rien à défendre pour moi-même. Pendant 40 ans j’ai dansé et les gens sont venus voir mes spectacles, j’ai même été payée pour ça. Si personne n’était venu, je n’aurais pas défendu ma danse avec des mots, j’aurais essayé de la rendre plus parlante en dansant plus fort, jamais en m’expliquant. Les autres danses… Il y a beaucoup de bonnes danses, spontanées, intellectuelles, athlétiques, inventives, légères, profondes, dérangeantes… J’aime la danse urbaine, la danse actuelle parfois quand elle est sensuelle, intelligente ou émouvante. J’aime les mille et une variantes de danse que dansent les non-danseurs de qui on ne fera jamais des dieux. J’aime les danses sociales et ethniques. Défendre des idées, défendre une idée de la danse ; plutôt me battre pour une danse, oui, je me bats contre l’immobilité.

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique, votre travail ?

Pour être honnête, cette situation n’a pas vraiment changé ma façon de travailler. Je vis depuis toujours d’une manière qui ressemble beaucoup à la nouvelle simplicité que ce virus a imposée à la population. Je travaille souvent seule en studio et j’ai une petite équipe avec des bureaux virtuels. Ici à Montréal ce n’était pas le confinement forcé, je ne me suis pas sentie emprisonnée, pendant tous ces mois j’étais encore libre de pratiquer en studio. Je pouvais voir des gens prudemment et continuer à travailler pour moi-même. Le drame est au niveau des spectacles qui ont dû être annulés ou reportés. Ce n’est pas rien de perdre toutes ces tournées, plus ou moins une année de tournées. Ça m’a beaucoup affectée au début. Tous ces mois de travail et tant de gens impliqués pour produire et présenter les spectacles. Ça s’est effondré et ça a été tout un choc à absorber. En ce moment le numérique semble prendre la relève, mais moi je préfère les shows en live, les spectacles de l’art vivant, alors je patiente et je reviendrai.

Plusieurs de vos projets ont été annulés et/ou reportés à cause de l’état d’urgence sanitaire. Ces annulations et reports ont-ils ou vont-ils engendrer sur le long terme des conséquences sur vos prochaines productions ?

Il y a encore beaucoup d’incertitudes pour la suite, il est difficile de savoir quand auront lieu les prochains spectacles et combien de spectateurs viendront. Il y a aussi des incertitudes qui sont plus existentielles. Alors je vis dans l’urgence et j’apprends à être patiente. Moi j’irais tout de suite, sans hésitations, voir un show de Colin Stetson ou de Blixa Bargeld… un spectacle de danse aussi. Mais j’attends comme tout le monde. Sur le plan pratique et financier, ma compagnie va survivre. Au Canada, l’aide gouvernementale ne manque pas, nous sommes privilégiés. La plupart de mes projets sont reportés. Certains organismes et certains théâtres ont pu nous donner un pourcentage du cachet des spectacles annulés. Pour l’instant, l’aide est suffisante.

Comment envisagez-vous la rentrée, la saison à venir ?

Je crois qu’on va pouvoir enfin commencer à rattraper à l’automne les tournées de ma dernière création Stations. En février dernier nous avons eu six représentations dans trois villes allemandes, et malheureusement toutes les dates qui devaient suivre ont été annulées. La saison prochaine nous allons rattraper la plupart des dates annulées en espérant aussi que d’autres villes s’ajouteront… Si tout va bien, on présentera le spectacle à Munich et à Regensburg en octobre et novembre. Si ces programmations sont impossibles, les prochaines représentations seront à Montréal, où je vis, en janvier 2021. La première date aura, j’imagine, un goût de magie blanche qui conjurera le sort…

Photo © André Cornellier