Photo © Sylvia Friedrikson

Lenio Kaklea « Résister à l’ordre dominant et normatif de nos sociétés »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 23 août 2019

Pause estivale pour certain·e·s, tournée des festivals pour d’autres, l’été est l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également de préparer celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en donnant la parole à des artistes. Pour cette troisième édition des « entretiens de l’été », une nouvelle série d’artistes s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici, Lenio Kaklea.

Notamment interprète pour Alexandra Bachzetsis, Boris Charmatz, Gerard & Kelly, François Chaignaud & Cecilia Bengolea, la danseuse et chorégraphe d’origine grecque Lenio Kaklea signe ses propres projets depuis 2009. Après plusieurs pièces remarquées, elle entame en 2016 Encyclopédie pratique aux Laboratoires d’Aubervilliers, un projet expansif autour des pratiques rituelles et intimes des habitant·e·s des territoires où elle travaille en résidence. A la fois film, exposition, édition et spectacle, cette enquête chorégraphique au long cours s’étend désormais à travers plusieurs villes européennes. Lenio Kaklea présentera sa nouvelle création de groupe Encyclopédie pratique, Détours ainsi qu’une nouvelle publication en quatre langues à l’automne au TAP à Poitiers, au NEXT Festival et au Centre Pompidou. 

Quels sont vos premiers souvenirs de danse ? 

Je me souviens des lieux dans lesquels je dansais lorsque j’étais petite, ma chambre, le salon, le studio de ma mère, les vestiaires du théâtre de mon père, la rue, le garage de l’immeuble dans lequel j’habitais. Je passais régulièrement mes après-midis à danser sur les disques vinyles de ma mère : Kraftwerk, Pink Floyd, Dead Can Dance, Wim Mertens, Elton John, Vivaldi ou Mozart. Sinon, je me souviens de mes premiers cours d’improvisation sur des histoires dansées pour enfants. Puis, plus tard, les cours de danse moderne et classique à l’École Nationale à Athènes, où devant les larges miroirs des studios j’essayais de jouer et déjouer le regard des autres et du mien sur mon propre corps.

Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de devenir chorégraphe ?

Ma passion pour le théâtre en tant que lieu de production de gestes, de relations et de désirs. 

En tant que chorégraphe, quelle(s) danse(s) voulez-vous défendre ?

Je défends des processus de création qui permettent l’échange et le partage. Des cadres de travail sans comportements toxiques et manipulateurs, sans séduction, sans narcissisme, sans vanité, et sans starification. Des temps réflexifs pendant lesquels nous acceptons de nous remettre en question, d’apprendre, de transmettre, de parler ouvertement de nos expériences intimes, si nous le souhaitons. Je défends un espace qui travaille ses propres rapports de pouvoir et qui est conscient de la complexité de ces rapports. Je défends des pratiques chorégraphiques qui ne suivent pas le formatage des autorités culturelles. Je défends notre devoir d’expérimenter formellement sans chercher à être immédiatement compréhensibles ou accepté·e·s. Je défends notre devoir de rester critiques à l’égard de la société et ses institutions. Je défends notre capacité à ne pas suivre des raccourcis et ouvrir collectivement des nouveaux chemins. 

Quels sont les spectacles qui vous ont le plus marqué en tant que spectatrice ? 

Ce qui m’a surtout marqué ce ne sont pas les spectacles, mais les innombrables essais et échecs qui caractérisent le travail collectif dans le studio. Les pliés, les jetés, les improvisations, les confessions dont nous sommes les témoins pendant une création. Le temps des répétitions m’a construit. Il m’a appris à m’exposer, à regarder, à partager, à discuter, à refuser. Puis il y a des pièces historiques que j’ai découvert en passant des heures à regarder des archives ou YouTube : Lamentation de Martha Graham, Winterbrunch de Merce Cunningham, We Shall Run de Yvone Reiner, Caligo Mingling de Lucinda Childs, Salves de Maguy Marin, Les Noces de Bronislava Nijinska, La sorcière de Mary Wigman, les performances de Andrea Fraser, Giselle de Marius Petipa, West Side Story de Jérôme Robins, la liste est longue. Enfin, je ne vais jamais oublier la curiosité et l’incompréhension que les pièces de Pina Bausch produisaient en moi lorsque j’étais encore une élève : une danseuse habillée en robe noire faisait le tour du plateau en répétant “Είμαι κουρασμένη, είμαι κουρασμένη” (Kontankthof, vu à la fin des années 1990 à Ηρώδειο). 

À vos yeux, quels sont les enjeux de la danse aujourd’hui ?

Personnellement, j’essaie de négocier avec l’ensemble de contradictions qui composent le paysage social et affectent ma propre pratique de chorégraphe aujourd’hui : comment contribuer à une libre circulation d’idées et d’outils quand la danse s’organise de plus en plus en tant qu’industrie culturelle ? Comment mener une pratique artistique en profondeur et dans le temps tout en étant une artiste indépendante sans lieu stable ? Comment reconstruire une confiance en notre capacité de produire une transformation à la fois sociale et artistique ? Comment trouver le courage d’éliminer le narcissisme galopant et renforcé par les pratiques dominantes qui nous empêche de nous regarder ? Comment sortir de schémas oppressants qui encombrent le chemin qui pourrait nous amener à trouver des formes d’émancipation ? Comment faire face aux échecs qui font partie de notre parcours ?

À vos yeux, quel rôle doit tenir une artiste dans la société aujourd’hui ?

Dans les sociétés occidentales telle que la nôtre, les artistes doivent remplir un rôle préétabli : produire et réussir. Pour résister à l’ordre dominant et normatif de nos sociétés, nous avons besoin de nous organiser. C’est, à mes yeux, le seul moyen qui nous permettra d’exister et créer autrement, individuellement et collectivement. 

Comment pensez-vous la place de la danse dans l’avenir ? 

Nous traversons des moments cruciaux, les antagonismes se radicalisent, les violences sociales s’accroissent, la pression économique définit le sort de nombreuses pratiques en les marginalisant. Il y a, selon mon point vue, plusieurs dangers : la production chorégraphique risque de circuler que dans des contextes définis exclusivement par un marché privé. Elle risque de perdre la pluralité de ces techniques et sa capacité à mener des travaux collectifs. Elle risque de se normaliser et de devenir dépendante des logiques commerciales pour exister. Il me semble que les pratiques chorégraphiques dépendent de la manière dont nous souhaitons construire un avenir commun. Je nous souhaite de continuer à revendiquer notre volonté de vivre dans une société où danser permet de se connaitre, de s’épanouir et de s’accepter.

Photo © Sylvia Friedrikson