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Jan Lauwers « Le poète aveugle est une conclusion de trente ans de travail. »

Propos recueillis par Guillaume Rouleau

Publié le 15 août 2016

« I am Grace Ellen Barkey! ». Le premier des sept portraits qui constituent Le poète aveugle (2015) de Needcompany donne le ton. Un « je suis » qui sera repris à tour de rôle pour une présentation individuelle dans le collectif, avec le collectif – entre monologues et polylogues, histoires personnelles et Histoire – de cette compagnie principalement théâtrale fondée à Bruxelles en 1986 par Jan Lauwers et Grace Ellen Barkey. Un collectif qui se trouve dans la corbeille du Volkstheater, où la pièce était jouée le 13 août 2016 lors de ImPulsTanz – Vienna International Dance Festival. Un collectif entre le public et la scène, sur laquelle monte les membres de Needcompany pour se présenter, se raconter, en insistant sur le multiculturalisme. Les nationalités s’alternent, se fondent, durant 2h30 par des récits dans leur langue natale : l’anglais (excellent numéro de Jules Beckman en cowboy), le flamand, le néerlandais, le norvégien ou encore l’arabe.

Le poète aveugle prend racine dans l’Espagne du XIe siècle, celle de Cordoue et de sa mosquée-cathédrale. L’Islam de la période du califat et des taïfas relaté par le poète aveugle Abu al ‘ala al Ma’arri sert une réflexion sur l’Islam aujourd’hui et sur l’échange entre les peuples à travers une scénographie toujours mouvante, des costumes chamarrés d’inspiration orientale, une montagne d’accessoires – d’un baudet empaillé sur un treuil à des cavaliers de bois gigantesques – sur une musique composée et dirigée par Maarten Seghers, l’un des piliers de la compagnie. Le poète aveugle convie la figure visionnaire du poète (« L’aveugle voit dans l’ombre un monde de clarté », Victor Hugo, « À un poète aveugle », Les contemplations) et celle du bouffon de la cour d’Espagne aux XVIe et XVIIe siècles qui usait impunément de l’impertinence. Needcompany revendique la part de bouffonnerie dont peut s’emparer le comédien aujourd’hui pour susciter le débat. En demandant « Qui suis-je ? », Le Poète aveugle demande « Qui sommes-nous ? », « Qui êtes-vous ? ». Et pour discuter de la pièce, de l’artiste aujourd’hui et de son rapport au politique, à l’Histoire, rencontre avec Jan Lauwers.

Le poète aveugle est une pièce que vous avez présenté pour la première fois au Kunstfestival des Arts en 2015 et qui a pour point de départ les œuvres des poètes du XIe siècle Abu al ‘ala al Ma’arri et Wallada bint al Mustakfi. Pouvez-vous m’en dire plus ?

Il y a deux choses. Le poète aveugle a commencé à Cordoue, lorsque j’ai vu la grande mosquée à l’intérieur de laquelle il y a une cathédrale. J’étais stupéfait. Je me suis aussi dit que l’on parle toujours de l’Islam avec peur en Europe, tout le monde a une idée sur l’Islam, pense qu’il comprend l’Islam. On fait des jugements sans connaître vraiment l’Islam. J’étais intrigué par ces deux religions qui étaient là et je les étudiais pour mieux comprendre ce qui s’est passé là. Dans mes recherches, j’ai rencontré Abu al ‘ala al Ma’arri, le poète aveugle de Syrie. J’ai découvert la poésie arabe du XIe siècle, qui est incroyable. Par exemple, il y a une direction athéiste dans l’Islam que l’on ignore et les femmes du XIe siècle étaient plus libérées que les femmes catholiques cinq cents ans plus tard. On a oublié cela. Ça m’a inspiré. One ne connaît pas notre histoire, celle de l’Europe. On a beaucoup oublié. J’ai demandé à tous les protagonistes du spectacle de regarder leur arbre généalogique, de voir leur passé, leur famille. Je l’ai fait. J’ai fait remonter mon arbre généalogique jusqu’au XIe siècle. Mes ancêtres étaient des forgerons. Ils forgeaient les armes. Générations après générations, ils ont fait les armures, dont celle de Godefroy de Bouillon, des croisades. Ma famille a été à Jérusalem, proche de la Syrie, au moment où Abu al ‘ala al Ma’arri était là. Dans l’arbre généalogique de Grace Ellen Barkey [co-fondatrice de Needcompany], il y a aussi eu des voyages là. Un autre membre de la compagnie, Mohamed Toukabri, qui est musulman, est né en Tunisie. Nous avons des liaisons par les croisades, l’Islam. J’ai demandé à chaque protagoniste de raconter leurs ancêtres. Ils m’ont donné beaucoup d’informations et j’ai commencé à écrire. Le poète aveugle est parti de faits accomplis et de l’autre côté, il y a moi comme écrivain, qui commence un peu à changer l’histoire.

Ce jeu entre des faits historiques et une fiction aide…

À mieux comprendre l’Europe (rires).

Qu’elle est la portée politique contemporaine ?

Je me demande : Nous, les artistes, qui sommes-nous ? Nous avons perdu le centre de la société. Nous avons oublié le public au XXe siècle. Nous étions trop dans une tour d’ivoire. Maintenant, les temps sont très intéressants pour les artistes, tout le monde parle politique, tout le monde à des jugements, des opinions. La vie politique est quotidienne. Les artistes vont réaliser que l’art est aussi politique. Ce n’est pas forcément un but mais on ne peut pas échapper au fait que l’art est politique. Il ne faut pas faire de l’art politique mais l’art est politique. On a perdu aujourd’hui l’espace public. Dans l’espace public, l’art du XXe siècle s’en éloignait. On ne prend plus le risque d’être dans le centre. C’est peut être compliqué mais je pense qu’un artiste doit aussi prendre ses responsabilités. Il y a un grand changement depuis dix ans de ce point de vue, il ne faut pas changer l’art mais la position de l’artiste. Dans Le poète aveugle j’ai essayé de changer ma façon d’écrire, j’ai parlé avec les autres, j’ai demandé ce que l’on peut encore dire sur scène maintenant, avec Needcompany – déjà 30 ans – avec différentes nationalités. Nous sommes multiculturels par naissance. En 1986, j’ai commencé Needcompany avec sept points de vue. Le poète aveugle est une conclusion de trente ans de travail. On entend sept différentes langues sur scène. On parle de différentes cultures sans aucun problème. C’est un acte politique.

Vous insistez dans votre approche théorique sur la différence entre jouer et performer. Il y aurait un jeu sans conséquences politiques sérieuses et une performance qui agirait sur la vie publique ?

Quand on est un acteur, qu’on vient sur scène, qu’on joue un personnage créé par Tchekhov par exemple, on fait notre métier. Mais on peut également dire : « Je ne veux plus jouer Tchekhov mais m’introduire en personne. Ma vie privée je la mets sur scène ». Ce peut être un acte politique aussi. Là déjà, il y a des questions que l’on peut se poser. Est-ce qu’un acteur est un artiste au centre du monde ? Est-ce qu’un acteur doit prendre une position politique ? Est-ce qu’un acteur peut éviter un positionnement politique ? Je n’ai pas de réponses. Ce sont des questions qui se posent actuellement. Il faut prendre sa responsabilité au moins par la réflexion, sa propre responsabilité en tant qu’artiste. La position de l’art doit être redéfinie dans le marché de l’art visuel qui est aujourd’hui cruellement capitaliste avec tous les prix. Le théâtre est peut-être le medium le plus social. On a payé un ticket et on peut voir quelque chose. On ne peut pas vendre le spectacle à une seule personne, on vend ça à un public. C’est aussi une question politique. Quand j’ai commencé le théâtre, c’était aussi un acte politique. J’étais convaincu que le théâtre était plus social que l’art visuel à ce moment-là. Quand un acteur ou un artiste prend une position politique, il peut la prendre comme être humain, social, ou comme artiste. L’artiste et le contenu de son œuvre, quand on demande si c’est politique, cela m’intéresse beaucoup. Mon œuvre est politique. Il y a dix ou vingt ans, on ne me posait jamais cette question.

Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur ce titre, Le poète aveugle ? Il y a cette référence au poète dont vous vous êtes inspiré mais aussi à la figure de l’aveugle..

On dit qu’Homère était aveugle, James Joyce l’était presque. Un poète est un visionnaire. Un bon poème est toujours visionnaire. Un poète qui est visionnaire mais aveugle, cette contradiction est importante. Je trouvais que le fait que Abu al ‘ala al Ma’arri était aveugle mais a laissé des écrits incroyable sur la société, sur les femmes, l’érotique en étant aveugle, c’est déjà quelque chose. Il a un autre point de vue sur la société. Il a un autre point de vue sur Dieu.

Maarten Segher signe la musique de la pièce, comment avez vous collaboré ?

Cela fait 14 ans que l’on travaille ensemble. Il avait 19 ans quand on a commencé. Il a un très grand talent. J’ai beaucoup appris de lui. Grâce à lui, j’ai trouvé une clef et j’ai beaucoup plus de contacts avec les plus jeunes qu’avec les artistes quarantenaires. Je vois qu’il n’y a pas de conflit entre ce que je veux faire et les plus jeunes générations. Il y a une très bonne connexion. Le public de la Needcompany est très jeune. C’est dû en partie à ma collaboration avec Maarten qui est très intense, c’est un artiste très sérieux, très critique à mon égard quand je deviens un peu paresseux (rires). Ça me tient au courant de tout ce qui se passe. Il connaît les capacités de chaque musicien, ce qui est possible avec chaque instrument. Il arrive que l’un des membres apprenne un instrument. Maarten fait partie de la base de la Needcompany. On peut aller très loin. Dans Le poète aveugle, la partie musicale est vraiment très bien mise en balance.

Le poète aveugle est représentatif de la pluridisciplinarité de Needcompany…

C’est très important d’avoir cette polyvalence. Je pense que si on travaille seulement avec des spécialistes ça peut dégénérer très vite. Dans la Needcompany, il faut connaître l’art visuel, le théâtre. Cela prend beaucoup de temps pour que quelqu’un entre dans l’ensemble. Il faut parler beaucoup, longtemps, travailler ensemble pour voir. Ça doit être intéressant de travailler ensemble. Il doit s’établir une sorte de nécessité. Tous les gens qui travaillent avec Needcompany sont là par nécessité, sinon ça ne marche pas. Nous sommes toujours en voyage. C’est une vie particulière. C’est un ensemble évolutif. Il y a des gens qui sont là depuis 30 ans, des nouveaux aussi comme Mohamed Toukabri. Le poète aveugle évolue toujours, chaque spectacle est différent, on cherche toujours une nouvelle liberté dedans. La pièce n’a pas encore été beaucoup jouée. Je suis toujours très curieux des évolutions, comme ici au Volkstheater. Une soirée de théâtre est une soirée d’énergie générée par les acteurs et le public ensemble.

Interview réalisée le 12 août 2016 dans le cadre d’ImPulsTanz. Photo prise pendant les répétitions du poète aveugle © Bea Borgers.