Photo © Marianne Barthélémy

Latifa Laâbissi & Marcelo Evelin, La Nuit tombe quand elle veut

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 28 février 2022

Première collaboration entre la chorégraphe française Latifa Laâbissi et le chorégraphe brésilien Marcelo Evelin, la pièce La Nuit tombe quand elle veut propose une veillée peuplée de figures incandescentes, de voix spectrales et de musique énigmatique. À deux voix, Latifa Laâbissi et Marcelo Evelin relatent le chemin qui, depuis l’étrange décor de leur rencontre, les a conduits à imaginer une performance immersive et musicale.

Latifa, Marcelo, comment vous êtes-vous rencontrés ?

Latifa Laâbissi
 : Nous nous sommes rencontrés en « deux temps », d’abord dans le cadre de festivals, notamment à Brest ; je connaissais bien le travail de Marcelo mais je ne le connaissais pas personnellement. Nous avons été présentés l’un à l’autre par Volmir Cordeiro. Parallèlement, il y avait plusieurs personnes, en particulier Isabelle Launay, qui me disaient que ce serait formidable que je rencontre vraiment Marcelo, au sens d’une rencontre par le travail. Or il se trouve que je ne suis pas spontanément ouverte aux hypothèses de travail qui viennent d’ailleurs, dont je ne suis pas l’initiatrice… aux « mariages arrangés » (rires). Et puis, un an plus tard, j’ai vu la très belle pièce L’invention de la méchanceté de Marcelo au Centre National de la Danse à Pantin et, là, je lui ai écrit un e-mail, en me disant qu’il y avait tout à y gagner, qu’a minima, nous deviendrions amis. Marcelo a réagi assez vite en m’invitant au sein d’un projet qu’il menait en Uruguay où il avait principalement invité des artistes femmes. Et c’est à cet endroit, hors de nos territoires, qu’a commencé une première étape de discussion entre nous, sur ce que nous avions envie de faire ensemble.

Marcelo Evelin : En effet, j’étais à ce moment là invité en tant que créateur-programmateur du Festival internacional de Artes Vivas à Rivera et je souhaitais proposer une programmation de femmes… J’y ai invité Latifa, qui a passé quelques jours d’ébullition au sein du festival ; elle y a montré sa pièce Écran somnambule, puis tout le monde est reparti et nous sommes restés seuls dans cette grande maison où nous étions soixante-dix la veille encore ! Nous nous connaissions très peu et nous nous retrouvions là, avec l’idée de faire un travail ensemble, mais sans savoir par où et comment commencer. Nous avons donc cherché la façon de travailler ensemble, avons passé des heures à parler de références, à regarder des vidéos, ou tout simplement à boire des cafés, attablés tous les deux dans un magnifique jardin, à ne pas parler parfois, ou pas nécessairement de la danse et du spectacle… Et ces circonstances se sont avérées très importantes, car c’est dans ce cadre qu’est venue cette idée d’une veillée. Nous sommes repartis de cet endroit avec beaucoup d’images partagées mais surtout avec cette envie très forte : proposer une veillée.

C’est donc en quelque sorte parce que vous avez-vous-même « veillé » ensemble, dans cet espace-temps suspendu, que vous avez eu envie d’inventer une veillée ?

Latifa : C’est vrai, d’une certaine façon. Et c’est très juste que Marcelo évoque le souvenir de ce moment particulier, parce que, souvent, dans les projets, y compris de collaboration, on arrive avec des valises d’arguments, de préconcepts, ne serait-ce que pour se rassurer. Or, là, c’était très beau, parce qu’on s’était dit que ce n’était pas la peine d’arriver armés de livres et autres références, mais que cela provenait d’une nécessité très profonde, que nous irions chercher en nous. C’est très rare dans les rencontres de faire confiance à cela, de croire en notre regard sur ce qui peut s‘inventer là, au cœur de nos inconscients. Et, sans vouloir “psychologiser” les choses, il est certain que pour pouvoir se retrouver dans cette espèce de vide, dans une grande maison et se dire qu’on ne comble pas le vide par une frénésie de l’action, en allant travailler dans le studio etc., à cet égard, la maturité nous a rendu service, au sens où, même s’il serait faux de dire que nous n’avions pas peur de ces états-là, nous avons su « encaisser » ce type d’émotions.

La dimension immersive, ou du moins « invitante », occupe souvent une place importante dans vos œuvres respectives ; est-ce là l’un de vos moteurs communs et pourquoi ?

Marcelo : Il s’agit en effet de l’un de nos grands points communs dans le travail : nous voulons que le public soit « dedans », que les gens expérimentent des états ; certes nous aimons enseigner, transmettre, mais, avant tout, nous souhaitons proposer des espaces pour être, pour penser, pour réfléchir… Et c’est drôle parce que nous avons commencé à parler de cette idée – la nécessité d’appeler le public, de le convoquer à faire quelque chose ensemble -, juste avant la pandémie.

Dans le travail, la rencontre de vos corps a-t-elle été surprenante et à quel titre ? A-t-elle aussi été une rencontre des cultures que chacun d’entre vous portez ? 

Latifa : En ce qui me concerne, la surprise, sans être égocentrée, a d’abord été de moi à moi : j’ai été très étonnée de convoquer à ce point la langue arabe, qui n’est jamais présente dans mon travail. J’ai beaucoup utilisé l’accent de ma mère, qui parlait vraiment avec un accent arabe, ce qui n’a rien d’un effet de style. Mais ici l’arabe, ou plus précisément un dialecte du Maghreb, sans que je me dise : « tiens, je vais aller chercher cette chanson en Arabe », a vraiment resurgit par la nature même du travail, notamment parce que dans notre processus, nous avons décidé de laisser advenir, arriver, apparaître des invisibles. Le dire de cette façon peut paraître fort,, mais c’était un état presque médiumnique. Nous avons ouvert les fenêtres et les portes, sans savoir ce qui allait se passer ; l’idée était d’oser laisser de la place à « ça », et ce « ça » s’est manifesté de différentes façons. Donc nos deux cultures sont là de fait, intrinsèquement, Marcelo et moi sommes faits de cela, mais aussi d’une multitude d’autres choses car nous ne sommes pas assignés à une géographie, et c’est aussi là par la présence de Tomás Montero, musicien ; nous laissons entrer qui veut, qui a besoin d’être là avec nous, et c’est plutôt cet état-là qui a provoqué un espace de convocation. 

Marcelo : Notre travail, notre danse, nos corps : tout est chargé de nos cultures et nous n’avons aucunement cherché à en parler, même si cela m’intéresse évidemment que Latifa vienne d’une autre culture. C’est là. Nos références parlent forcément d’où nous sommes, d’où nous venons. Notre préoccupation était bien plutôt de faire en sorte de se débarrasser de l’image d’un homme et d’une femme, au moment où nous n’avions pas encore pensé que Tomás Montero serait sur scène. Quand l’idée était celle d’un duo, l’image homme / femme était très, trop prégnante. Nous ne voulions surtout pas établir un statement par rapport à la dualité homme / femme. 

Ces trois figures sont-elles, dans votre imaginaire, des représentations précises ?

Marcelo : Je ne les vois pas comme des représentations : j’ai très peur des représentations en général, très peur de figer quelque chose dans une signification. D’ailleurs, le mot « figure » est bien choisi, car ce sont trois figures, et parce que c’est un concept que travaille Latifa, qui m’a beaucoup appris à cet endroit, comme quelque chose qui est toujours en transformation, en train de s’envoler, de disparaître dans un rêve, de changer l’entourage, et qui échappe à la sémiotique. De plus, la figure nous aide précisément à laisser de côté la culture dont on vient, ainsi que la dialectique homme / femme. Dans la pièce, nous sommes asexués, on ne voit pas que j’ai une barbe blanche, on ne voit pas les très beaux cheveux noirs de Latifa. La figure efface tout cela. Et l’incandescence qui émane de ces figures a fait l’objet du travail admirable de Nadia Lauro, travail qui nous aide à devenir des figures flottantes, évanescentes. J’aime ce paradoxe selon lequel on n’est pas là, alors qu’on est extrêmement présent, par les sonorités, les mouvements, etc. Et je pense que c’est une dimension que nous avons réussi à installer, tous ensemble : laisser les figures être figures, en contraste avec un monde de matérialité constituée. 

Latifa : Avant même que cela se concrétise avec le travail de Nadia, nous avions en effet beaucoup échangé sur l’idée de « désitentifier », de potentialiser des états ou des affects, mais de façon éphémère, sans fixité, et sur l’idée de créer une surface de projection, pour nous-mêmes, les performers, mais aussi, bien sûr, pour les personnes en présence. Dans cet espace immersif, il n’y a pas que nos imaginaires à l’œuvre pour faire travailler l’imaginaire des autres. Dans cette veillée, nous avons vraiment besoin que les personnes qui constituent le public soient des veilleurs. Et je me demandais comment faire. Comment faire pour que les spectateurs ne viennent pas comme pour déguster un plat qui aurait été préparé ? En fait, avec l’expérience d’une quinzaine de représentations, ce que je trouve très beau, c’est qu’il me semble que le public vient en spectateur et qu’il devient veilleur. J’ai l’impression que ce processus se passe pendant, et selon des tempos différents, propres à chacun, alors que nous n’avons finalement aucune prise là-dessus ! Nous ne pouvons pas décider que les gens seront des veilleurs. Avec Marcelo, il était hors de question, depuis le début, de donner une partition aux spectateurs pour qu’ils participent ici ou là, de telle ou telle façon ; il s’agissait bien plutôt de créer un espace des possibles, d’établir des conditions tangibles de surgissement, afin que ces états-là, les gens aillent le chercher en eux. C’est en quelque sorte un processus accéléré de notre propre processus. La différence, c’est que Marcelo, Tomas et moi sommes partis « de rien », tandis qu’elles et eux ont la possibilité, d’emblée, de ressentir ou percevoir ça, ce qui peut constituer un chemin accéléré pour aller vers la veillée. Lors d’une représentation à Rennes, une vieille dame m’a dit : « J’étais très énervée au début de la pièce, je me demandais pourquoi toutes ces voix et si à un moment, puisque je venais voir de la danse, ça allait danser. Et soudain, je ne sais pas ce qui a lâché, mais ça a lâché. Et pendant tout le reste de la pièce, j’ai pleuré mes morts. » Et elle m’a remerciée. J’en ai encore des frissons. C’est Marcelo qui m’a toujours rassurée sur l’expérience que nous provoquions sans en avoir la maîtrise… 

Marcelo, d’où vous vient cette confiance dans le fait que les spectateurs puissent se transformer en veilleurs ? 

Marcelo : Selon moi, le public sent lorsqu’on lui donne la possibilité d’une transformation. Pendant la pièce, il y a des états qui traversent le public. Nous recevons beaucoup de retours très bizarres, mais qui ne sont pas contraires à notre intention, et en ce sens c’est très beau. Ce sont plutôt des émotions, des sensations, des lâcher-prise, une intimité dont les gens ne veulent, la plupart du temps, même pas parler. Des ressorts privés qui n’ont presque rien à voir avec ce qu’ils sont en train de voir. Il y a même des gens qui partent, mais en disant que cette pièce leur fait retrouver des sensations, les a emmenés dans des rêves, qu’elles et ils ont été déplacés dans d’autres endroits, et moi je trouve ça extraordinaire ! Une pièce qui donne la possibilité d’aller ailleurs, on ne sait où… En fait, si : où tu es ! Et non une pièce qui donne des instructions au public, sur sa façon de penser, de sentir, de rêver… Ça évolue lentement pendant la pièce, mais c’est là. Je disais toujours à Latifa : attention, au Brésil, les gens vont danser, se lever, faire n’importe quoi (rires de Latifa), mais en fait, on a vu beaucoup de spectateurs en France se comporter de cette manière, s’allonger par terre, chanter, etc.


Quel rôle attribuez-vous à la forte présence des arts sonores (Tomas Monteiro) et plastiques (Nadia Lauro) dans cette performance ? 

Latifa : La présence de Tomas était une forte intuition de Marcelo car on parlait beaucoup de vibrations, et sa présence s’est naturellement affirmée ; de fait, on « s’empuissante » ensemble. Nadia, nous lui avons simplement donné des mots comme flamboyance, figures, des mots-clés. Ce qui est particulier avec ces quatre personnalités fortes, c’est ce qui est partagé de manière volontaire autour du travail, mais aussi de manière involontaire avec ce flux si important qu’est l’inconscient, ce qu’on ne connaît pas du projet et qui va arriver. Si on essaye de faire ceci ou cela, on ne laisse pas arriver ce qui doit advenir entre nous. C’est une confiance, qui est difficile à avoir ; ce n’est ni un programme, ni une recette, ni une décision.

Marcelo : Tomas joue du theremin, cet instrument dont il a toujours joué, qui s’est imposé à nous pour ses ondes magnétiques. Cet instrument appelle une sonorité et c’est avec celle-ci que nous avons commencé à bouger. Quant à Nadia, artiste avec qui Latifa travaille régulièrement, elle a réalisé ici un travail très singulier d’animation des images. C’est comme si elle avait trouvé une matérialité d’images qui vibrent, qui bougent, comme si elle avait cherché une image vivante, plus que belle et concrète, qui va vers le public, et nous aide à nous rapprocher de lui. A l’inverse d’une image plastique figée, elle va chercher une atmosphère très proche d’une sensation qui bouge chez nous. Visuellement, la pièce est très particulière : dès qu’on entre, l’image est déjà très envoûtante.

Quoique cette pièce soit éminemment onirique, comme suspendue dans un espace-temps surnaturel, elle semble porter en elle une dimension politique : est-ce le cas et, si oui, en quel sens ? 

Latifa : Ce qui m’a interpellée dans le travail de Marcelo, c’est que poétique et politique sont toujours articulées. Et dans mon travail, ça l’est tout le temps. Après, il n’y avait pas de de statement, mais c’est comme la question de nos cultures : c’est tellement intrinsèquement là, chez chacun d’entre nous, que nous ne pouvons pas nous départir des questions politiques et sociales, sans qu’il y ait pour autant besoin de l’afficher. C’est présent partout, par les voix qui parlent par exemple. L’une des personnes dont nous avons beaucoup parlé dans nos échanges, c’est Pasolini, précisément parce que le noyau de son travail, c’est cette articulation entre le politique et la poétique. Comment la puissance d’agir traverse ces deux dimensions.

Marcelo : Je rejoins ce que dit Latifa, et pour aller encore plus loin, sans aucune arrogance, je pense qu’avec cette pièce nous sommes peut-être en train de toucher une autre façon d’aborder la politique, à rebours d’une politique identitaire, de compétition, qui essaye de prouver quelque chose, qui est une politique qui ne marche plus. C’est ici une autre sorte d’organisation des droits, de notre humanité. Je crois qu’à partir du moment où tu ouvres un espace à d’autres voix, aux invisibilités, à des organisations alternatives entre les gens, et non aux seules organisations hégémoniques, c’est un espace politique qui se déploie, en ce sens qu’il ouvre de nouveaux champs de discours. Il y a alors des inventions, des chants, des pleurs ; pour moi ce sont des actions politiques. Il ne s’agit pas de force, de sortir vainqueur d’une bagarre ou d’une campagne, « d’être contre », d’avoir raison, de dominer par la raison, mais au contraire, de se laisser aller à comprendre notre humanité en entrant dans d’autres humanités.

Conception Latifa Laâbissi et Marcelo Evelin. Interprètes Latifa Laâbissi, Marcelo Evelin et Tomas Monteiro. Composition musicale Tomas Monteiro. « Espace-costume » Nadia Lauro. Lumière Chloé Bouju. Regard extérieur Isabelle Launay. Photo © Marianne Barthélémy.

Latifa Laâbissi et Marcelo Evelin présentent La Nuit tombe quand elle veut le 5 mars au Festival Conversations / Cndc – Angers.